Patrick Corneau

Dans le panthéon personnel de mes admirations en littérature italienne, je viens d’ajouter un nouveau nom : Sergio Solmi. Celui-ci vient rejoindre Guido Ceronetti, Alberto Savinio, Giorgio Manganelli, Leonardo Sinisgalli, Federigo Tozzi et Ennio Flaiano. Tous de brillants stylistes avec un indéniable penchant pour une mélancolie plus ou moins ombrée de noir pessimisme.
Né à Rieti en 1899, mort à Milan en 1981, ami de Montale et de Saba, Sergio Solmi fut toute sa vie un lettré et un rêveur, méditatif mais obstiné ; il fut aussi un critique des plus aigus, un traducteur des plus sensibles : les écrivains français, en particulier, l’ont attiré constamment. En témoignent La salute di Montaigne en 1942 (traduit chez Allia en 1997 : La Santé de Montaigne), La luna di Laforgue en 1976, ou sa traduction de la Petite cosmogonie portative de Raymond Queneau. Il fut l’un des premiers Italiens à écrire sur Rimbaud.
Surtout, il n’a cessé, tout au long de sa vie, de revenir à Leopardi, sa connaissance profonde du personnage l’autorisant à en parler comme d’un compagnon de pensée. Ses essais sur Leopardi (La vie et la pensée de Leopardi, Études léopardiennes, deux volumes traduits par Monique Bacelli chez Allia) d’une prose inouïe, ralentie et vertigineuse – aussi éloignée comme le notait Gérard Macé « de la prosa d’arte que de la verroterie moderne » – sont des essais de référence.
Sergio Solmi est aussi un immense écrivain comme en témoigne Méditations sur le scorpion, un volume de proses écrites entre 1924 et 1976 que publia Verdier en 1984 dans une traduction d’Éliane Formentelli et Gérard Macé (édition malheureusement épuisée). Sergio Solmi présentait lui-même ce recueil au lecteur italien ainsi :
« Sauf illusion de ma part, c’est justement dans leur caractère ambigu, double, oscillant entre la sécheresse de l’aphorisme et la séduction de la couleur, qu’on pourra leur reconnaître une unité. Pareille duplicité tient peut-être à la personnalité profonde de leur auteur, et un graphologue — ou une chiromancienne — y lirait sans doute en filigrane la perplexité, l’hésitation, la division intérieure. Il se peut que cette indécision, cette contradiction, cette bipolarité entre critique et poésie, conduise ces pages à se défaire dans le flou, comme il se peut aussi, pour ces mêmes raisons, qu’un noyau dur persiste. Le lecteur sera juge. »
Si donc Solmi s’est excusé de ne pouvoir choisir entre poésie et critique, entre aphorisme et méditation, nous lui savons gré de cette conscience double heureusement mise au service d’une écriture rare, d’une intelligence profondément sensible (donc désillusionnée*) à la fois aux travers cachés de l’homme, aux légers dérèglements annonciateurs de ruptures et mutations majeures dans le mouvement des sociétés.

LIMITES

1

Les menteurs, les fanfarons sont peut-être les seuls dont on puisse dire qu’ils existent vraiment. L’âme sincère s’évanouit, devient diaphane pour être perméable aux faits, aux choses anonymes et aux réalités objectives. Peut-être chacun de nous n’existe-t-il que dans la mesure où il ment, n’existe que dans la densité et la concrétion de son mensonge.
Si je dis : « Ce matin j’ai parlé avec la princesse X… », ce mensonge révèle un penchant profond de ma nature, ma soif de relations mondaines, mon snobisme, mon aspiration à la facilité et au luxe. Mais si je raconte un fait vrai « J’ai rencontré X… », je ne livre rien de moi-même : rien d’autre qu’un « fait », comme une eau claire dont la transparence laisse voir le fond, mais qui reste elle-même invisible.
Aussi, l’être parfaitement sincère est-il également l’être le plus impénétrable : il dévoile tout sauf lui-même. Et la substance de son mystère confine à l’inexistence.

2

Le mensonge comme une seconde nature dans toute forme de vie qui se déploie : les plumes multicolores des oiseaux, les queues souples et irisées des poissons des mers de Chine, l’inévitable amplification en la morale et en l’art. La sincérité comme une sorte d’épuisement.

3

L’idée vit tout entière dans l’effort que nous faisons pour la comprendre, elle vit tant qu’elle n’existe pas encore. C’est pourquoi dans chaque idée subsistent des zones d’ombre, irréductibles. L’idée parfaitement claire, parfaitement comprise, est une idée morte.

(…)

FEUILLETS ANCIENS

1

Prière au soleil d’hiver
Soleil d’hiver, soleil blafard dont l’or pâle déteint sur les murailles et les pavés, comment pourrais-tu nous convaincre, quand tu as l’air d’hésiter toi-même ? Ton effort est si ténu qu’il a peine à recouvrir d’une légère patine l’architecture vertigineuse du néant.
Âme, encore un effort. Prête un peu de ta fermeté précieuse aux apparences ; donne corps au fantôme qui vacille sur le seuil de l’être. Recouvre-nous de ton ciel de cobalt, sonore et vibrant. Découpe tes ombres nettes au flanc des choses, sculpte encore, définis. Que l’illusion née de toi ressemble le plus possible à ce monde.

2

Toute notre faculté de mutuelle entente est un phénomène éminemment social, c’est-à-dire artificiel. La merveilleuse intimité des amants elle-même, leur monde secret est une création dont l’indicible nouveauté n’a qu’un rapport lointain avec ses origines. Et la plus belle des amitiés est un accord instinctif commandé par les finalités de l’action, une adaptation heureuse à certaines harmonies quotidiennes, aux échos du monde extérieur. Même l’intériorité poétique n’est pour finir qu’une sorte d’objet dont chacun fait un usage personnel.
A peine franchie la limite de l’adaptation sociale, commencent les terres inconnues dont la plus armée des psychologies, si elle consent loyalement aux conséquences extrêmes, ne peut finalement mettre en lumière que l’irréductible étrangeté, la conscience d’une « ipséité » impénétrable. L’« autre » est un mystère, dans tous les sens du mot. Dans les moments de crise, quand nos rapports avec autrui se crispent douloureusement, que nous approchons avec prudence pour toucher du doigt leurs mécanismes secrets, saisir leur fonctionnement, nous nous aventurons dans un monde où sombre l’intelligence humaine. L’échange quotidien semblait donner un « nom », une « raison sociale » à ce qui apparaît maintenant sous l’aspect vague et trompeur d’un « je ne sais quoi », soumis à de tout autres lois qui nous échappent, au jeu singulier des gains, des pertes et du commerce avec le monde. Aspérités, excroissances végétales, pelages, racines, antennes, organes et fibres d’un être inconnu qui se meut dans un univers aux dimensions impensables pour nous, se nourrit (ou s’empoisonne ?) d’étranges aliments, procède de la naissance à la mort selon des voies qui n’appartiennent pas vraiment à la réalité du monde « historique », du monde « normal ».
De ce point de vue extrême, l’amour, l’amitié, la foi partagée, la pensée elle-même ne représentent que de mystérieuses sécrétions individuelles, résultat d’actions et de réactions ignorées qui, des profondeurs, viennent effleurer la réalité quotidienne.

3

L’existence d’un individu ne se confond ni avec un point de contemplation dans l’espace, comme le voudrait une représentation statique, ni avec une ligne continue dans le temps, comme le voudrait une représentation dynamique et comme je l’ai cru autrefois. Ce n’est ni un simple miroir, ni une simple série d’expériences et d’acquis. C’est plutôt une machinerie complexe et contradictoire de compensations qui trouve en elle-même sa fonction et sa fin. Elle n’aspire pas à la conscience, au bien-être, à la sagesse, au pouvoir. Elle n’aspire pas au bonheur. Elle semble ne désirer qu’un équilibre précaire entre un certain nombre de « faux projets ». Qui croit poursuivre la gloire et la richesse ne vise en réalité qu’à entretenir une agitation permanente. Qui cherche la seule tranquillité s’assure au contraire une insidieuse agonie. L’existence se crée des désirs exprès pour ne pas les satisfaire, des obstacles pour pouvoir s’y heurter indéfiniment. Elle ne veut en réalité rien de ce qu’elle projette avec acharnement, prête en revanche à se nourrir des compromis douteux entre projet et réalité, voire de son inévitable défaite. Que de violents désirs, réalisés par erreur, nous ont laissés consternés et malheureux ! A y bien regarder, toute vie est impossible : funambule sur la corde. Toute existence progresse sur une ligne de crête : entre les parois menteuses des songes, des aspirations, des projets, des hantises, des remords, des désillusions, élaborées aux seules fins d’un équilibre mystérieux, qui est leur infaillible résultante.

* Il y a chez Solmi cette tristesse de l’intellectuel que l’on trouve aussi chez Jean Grenier constatant que l’attrait des choses dites « élevées » se paie d’un éloignement des rutilances de la vie dont on devient le spectateur comme derrière une vitre…

Sergio Solmi, Méditations sur le scorpion, traduit de l’italien par Éliane Formentelli et Gérard Macé.

Illustrations : photographie d’origine inconnue / Éditions Verdier.

Prochain billet le 23 janvier.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau