Patrick Corneau

LA TERRE EST RONDE

La Terre est ronde. Je le sais pour y avoir pendant les chaudes journées, plaqué mon dos contre son ventre. A cette époque le dos des hommes lui allait bien : il aimait à se reposer dans les toisons du printemps, fraîches comme des chevelures. Lorsque le poil de juillet lui poussait un peu partout, il trouvait sous lui des graminées rugueuses.
Il faut se souvenir de l’âge lointain où nous vivions sur son ventre. Nous rampions sur le sol, bras et jambes écartés. Sur les traces laissées dans la boue par nos cuisses et nos sternums, l’eau se rassemblait en rigoles. Nous y laissions des sillons parallèles, ce furent nos premiers labours. Les graines descendues des montagnes s’y retrouvaient pour germer ; lorsque les fils empruntaient les chemins suivis la veille par leurs pères, ils butaient sur des moissons à faire.
Les paysans ont conservé cette posture de reptiles en voie de redressement qui laisse les mains au ras du sol et plonge déjà les têtes dans les nuages. A ces hommes-là nous devons tout : ce sont les paysans. Ce sont les hommes du pays neuf, celui qu’on a, à genoux, conquis sur les bois et les marais.

Nous avons beau construire des villes, nous venons d’eux en redressant l’échine. Nous avons oublié leurs gestes. Nous écrasons en ce moment les derniers insectes. Nous leur élevons des mausolées. Nous vendons nos derniers villages. Il nous arrive de rencontrer, le long d’un méridien, un toponyme imprononçable. Il nous arrive encore, quand nous sommes pressés, de courir ventre à terre. Pour un rien, un caillou, la peau d’une orange, nous remettons les mains au sol. Les plus modernes d’entre nous vont de rampe en rampe, lâchent une poignée pour une autre, s’accrochent, pour rester debout, aux moindres aspérités des murs, aux plus petits soutiens, à l’espoir, au bras d’une femme.
Le moindre vent nous jette à bas. La mer est peuplée de marins obliques. Les trains se couchent dans les virages. Les cyclistes oscillent sans cesse entre deux chutes, et lorsque l’un d’eux choisit la chute à droite, c’est pour lever une hésitation qui dure depuis des millénaires.

Depuis des millénaires, on voyait dans les broussailles se dresser les colonnes vertébrales. Elles luttaient de vitesse avec les peupliers, les ormes ; parfois, au détour d’un été trop chaud, la foudre parvenait à en plier une sous un noyer, et c’était alors un berger de moins et un mouton de plus. Le bon Dieu avait beau viser la plus haute, ou la plus fière, les dos se redressaient quand même. Ainsi apparut sur la Terre une race d’hommes dont la taille dépassait celle des colzas. Lorsque le soleil se couchait, ces hommes-là aimaient encore à s’étendre sur l’argile après avoir sifflé leur ombre.
Parfois c’est une fille qu’ils étendaient au revers d’un fossé. Le lendemain ils construisaient un mur autour de son ventre : c’est un hameau, un village. Leur femme dans une couverture, la couverture dans un lit, le lit dans la maison, la maison dans la ville, la ville dans ses remparts et les fauves hurlant dans la campagne ; les pauvres bêtes se sentaient seules. Elles humaient par les égouts, les ruisseaux, le vent, l’odeur de lait des premières familles. On les vit dans les chemins creux rôder autour des diligences ; elles assaillaient les roulottes où vivaient les bohémiens, ces familles privées de murs. Eux, les loups, les renards, les chacals, les soldats, les lépreux, errèrent pendant des siècles entre les cités en contemplant des remparts : c’était le moyen âge. C’était l’âge moyen pour la vie, qui s’arrêtait après l’enfance, à trente ans. C’était l’âge moyen pour la vitesse, qui s’arrêtait à trente à l’heure. C’était l’âge moyen pour les villes, qui, parvenues à trente mille âmes, étaient détruites par le feu. C’était l’âge moyen pour les batailles, qui laissaient trente morts étendus sur trente hectares. Il fallait, pour avoir un fils de quarante ans, en laisser un de vingt partir pour le ciel. On voyait des vieillards de vingt-neuf printemps entrer dans l’âge mûr en courant, en montant aux arbres. La mort les saisissait à califourchon sur une branche, et c’était un pommier qui perdait ses hommes : c’était l’automne, c’était l’âge mûr pour tout le monde. On goûte à peine aux trente sortes de pommes qu’il faut déjà céder la place. Il fallait trente vies pour faire le tour du monde ; aussi, l’on emmenait sa femme lorsqu’on partait en voyage : elle ferait en cours de route des enfants dont le trentième parviendrait au but.

Il fallait nous voir jouer avec nos chiens : ceux-là étaient restés horizontaux ; alors ils obéissaient au lieu de commander : ils allaient à la chasse, faisaient des tours dans les cirques et mordaient les facteurs : c’étaient nos chiens. Nous les aimions bien. Nous les caressions, nous les menions en laisse, et puis nous les battions lorsqu’une femme nous trompait, si un ami nous trahissait. Pourtant eux ne trahissaient pas : ils restaient toujours des chiens. Dans un million d’années, lorsqu’ils se seront redressés à leur tour, on les verra mener nos petits-fils en laisse et les faire uriner au pied de tours de verre. Mais nous n’en sommes pas là : nos chiens ne tiennent encore leur sucre que de nous. Alors ils apprennent, très jeunes, à connaître nos pas et à y croire. Entre nos chiens et nous, il y a, toujours un peu penchés, nos femmes, nos fonctionnaires, nos retraités. Mais nous sommes, nous-mêmes, le mari, le fonctionnaire, le retraité de quelque chose. Chacun de nous occupe ainsi une place courbe entre son maître et son esclave, et nous sommes tous égaux : nous faisons tous, avec le sol, le même angle. Le jour de notre naissance, nous nous coinçons entre un arbre et son écorce, et nous achevons notre vie, en quatre-vingt ans de voyage et de risques, comme des vers dans leur aubier. Jamais nous ne connaissons le cœur de l’arbre, ni l’air libre. Nous vieillissons à deux dimensions, sur une petite surface qui a la courbure même de notre vie. La Terre est ronde et nous ne le savions pas encore ! C’est à peine si parfois l’un de nous dresse la tête, s’émerveille, crie au secours dans la nuit d’hiver : il a vu cligner au firmament des myriades d’étincelles ou bien un disque plat et jaune voguer dans le ciel : il devine tout ce qu’on vient de lui cacher depuis cent mille ans et qu’il a mis une longue seconde à découvrir.
Parfois encore nous contemplons la nature et nous la trouvons belle : un champignon au pied d’un chêne, un chêne au pied d’une montagne, la montagne à nos pieds, et nous voilà contents pour une semaine. Nous nous croyons grands, comme si nous y étions pour quelque chose. Une vallée toute verte, un ruisseau gris dans la vallée, une pépite jaune dans le ruisseau, et nous voilà riches pour un mois. Alors on loue une femme, on paye ses ouvriers, on engage des fonctionnaires. On ne se sent plus ! Le monde nous appartient ! On devient un magnat ! Nous oublions qu’à mille mètres au-dessous de nous des tonnes d’or sommeillent. Elles ne se réveillent qu’au milieu des séismes, ou bien se donneront à d’autres magnats plus audacieux. Nous oublions que les corps des femmes, des ouvriers, des fonctionnaires, forment sous la terre une couche continue plus épaisse que la terre des labours. Pourtant, chaque fois que nous mettons au jour une de leurs omoplates, nous poussons encore un cri, nous écrivons encore un livre. La terre est ronde comme une pêche ; nous n’en connaissons que la peau, et c’est pitié que nous la trouvions bonne.
Non, il ne faut pas se contenter de cela. Il n’est pas supportable d’ignorer encore quelque chose. Nous nous redressons bien trop lentement : nos fronts devraient être déjà brûlés par le soleil. Nous devons épuiser ce sol, accaparer cet air, dont nous ne faisons que humer les effluves lorsque le temps va changer.
Nous devons dépasser la verticale, devenir des titans et tant pis si, de l’autre côté, nous tombons sur le dos. Nous pourrons alors, dans la posture vraie des dormeurs, jouir du repos qui suit les belles conquêtes. Car les belles conquêtes durent mille ans, dont chaque seconde compte.

Ce pays s’est fait en vingt siècles, malgré ses rois, malgré ses lois. Les secondes augmentaient les impôts pendant que les premiers rapportaient de l’étranger des microbes nouveaux. En leur absence, il a fallu manger de l’herbe, garder le blé pour le dernier cheval, remplacer le sel par le salpêtre. Il a fallu boire l’eau des mares lorsque les rois des autres, en voyage chez nous, avaient empoisonné les puits. Alors il y eu des guerres, de périlleux brassages, de vastes remplacements. Il a fallu tuer son chien, dire adieu à son père et le porter en terre encore vivant. Les rois solaires s’éclipsèrent, des républiques tristes leur succédèrent fomentant en leur sein de nouveaux périls. Les magnats vinrent, imposèrent de grandes prédations où s’enflammèrent et s’épuisèrent tous les désirs : on mangeait sans vraie faim, on buvait sans vraie soif. Et les forces ont manqué ; il a fallu ramper à nouveau et manger sa femme. La terre ne supportait plus que des os. Les sourires étaient remplacés par des mâchoires ouvertes, les caresses par des cliquetis de phalanges. Les enfants avaient leurs chiens dans leurs cages thoraciques. Autour des chevilles sèches des jeunes filles, les bracelets paraissaient immenses. Les têtes passaient sans effort au travers des colliers. A la place d’une colombe, elles avaient un corbeau sur l’épaule. Les puissants contemplaient d’un œil morne les paysages de vertèbres qu’il allait falloir administrer. La terre était devenue une petite croûte fragile qu’ils parcouraient sur la pointe des pieds. On marchait avec précaution dans les friches pour ne pas briser le dernier trèfle. On allait visiter la seule betterave d’une terre vaincue puis l’on rentrait chez soi en suçant un caillou. Il y avait alors trente jours de vrai silence : il n’y avait plus de vent, ni de chant d’oiseau, ni même d’oreilles pour les entendre.

Un jour il y eut un cri à l’ombre. C’était, au bord d’un ruisseau, un enfant qui venait de naître d’une mère morte, un orphelin des lieux humides. A côté, le ruisseau poussait vers lui une écrevisse sans coquille. C’était beau de voir le petit manger sa première écrevisse ! Adossé à sa mère sèche, il essayait sa première dent. Était-ce un mâle ou une femelle ? On pose encore aujourd’hui cette question à tout propos. De la réponse dépend l’avenir de l’univers. C’était un mâle. Il faut bien commencer par quelque chose.
Tout ce qui est mou, chaud, l’attire. Aussi gagne-t-il les bois où les champignons font au pied des chênes de petites masses gluantes, un peu femelles, et qui sentent. Le petit se soulage et des odeurs reviennent. Des glandes fonctionnent déjà dans les coins.
Protégé par les feuilles mortes, le musc envahit tout. La forêt a des parfums de dortoir. Le petit homme trouvera son premier ventre dans la mousse. Il apprendra à s’en servir sans aide et sans fatigue.
C’est fête, ce soir-là. Aux lisières, la plaine aride assiège les branches basses, cherche à y mettre le feu. Les dieux, là-haut, préfèrent les planètes mortes et ne sont pas contents. Mais ils ont beau tempêter, lancer la foudre sur les cimes : leurs courts-circuits n’empêcheront pas le premier fils de famille de pousser ses branchies à l’ombre d’une fougère.
Les magnats partis, l’humidité revient ; la verdure et les légumes repoussent. Parfois un gouvernement austère les remplace pour un temps, tente de retenir l’eau, construit des barrages, truffe de tuyaux la campagne, puis elle meurt de soif au milieu de plaines poussiéreuses. Encore une fois il faut tout recommencer à partir d’une racine. Mais plus le temps passe, plus au cœur de l’effondrement du monde nous nous rapprochons de l’Événement. Après tant d’infidélités des dieux à l’égard des hommes, des hommes à l’égard des dieux, des hommes à l’égard de la Terre, des hommes à l’égard des hommes…

Illustration : Les Bergers d’Arcadie, vers 1640, dit aussi Et In Arcadia Ego de Nicolas Poussin (1594-1665).

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