Patrick Corneau

Avons-nous conscience de ce qui disparaît ou au moins est occulté avec le masque ? Avons-nous déjà accepté comme inéluctable le défaut de visage, la défection d’un regard offert dans sa fragile nudité, la privation de sourires (déjà si rares), la résignation à une voix cotonneuse et atone où l’on cherche vainement une parole ? Comment mettre un nom sur un visage masqué ?
Quelle attention réelle portons-nous au visage ?
Ce texte de Édith de la Héronnière nous rappelle quelques vérités imprescriptibles (pour ne pas dire sacrées). Chacun de nous par le pur regard qu’il offre et surtout reçoit est un « portraitiste » qui s’ignore : de prime abord « il entre dans le champ de l’inimaginable ».

« Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu, mais précisément, par son visage, la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle. » Emmanuel Levinas

Le visage crie l’âme.
Un cri muet court en lui comme l’entaille dans la pierre, un cri secret dont les ondes de choc seront les rides et les linéaments.
Tout visage livre sa guerre pour que l’âme soit, envers et contre ce qui la nie, envers et contre la défiguration — celle causée par les circonstances moins grave, sans doute, que celle, intérieure, que l’on s’inflige à soi.
Du plus intime au plus lointain, jamais le visage ne sera conforme à mon attente. Parfois, il m’obsède et je le traque en une chasse pathétique. Parfois, il me fait horreur et je le fuis ou je le farde. Parfois aussi je le contemple comme la plus exacte et la plus bouleversante des réalités divines.
De toute manière, il m’échappe.
Car le visage ne m’appartient pas. Ni le mien ni celui de l’autre. De lui émane un je-ne-sais-quoi qui me touche et m’échappera toujours — ce cri de l’âme en lequel s’ouvre l’espace de la transcendance, cette béance : là où, laissant tomber ses masques et ses attentes – l’espoir, au fond – il entre dans sa désincarnation. Cela apparaît lorsqu’il s’est démarqué du temps – chez le vieillard et chez l’enfant. Cela est plus évident encore lorsque ses traits présentent une densité ou des ravinements qui ne permettent pas un regard distrait. Oui, plus il est charnel, marqué de gravités, de sillons et de rugosités, plus le visage crie l’âme qui, à travers lui, se désincarné.
De toute manière, il déborde l’image que j’ai de lui. L’imagination n’y suffit pas, ni la mise en images.
Le visage est inimaginable.
Mais le pouvoir de l’artiste s’exerce sur les lieux mêmes de l’impuissance humaine. C’est pourquoi il existe des portraitistes.
Car j’aurai beau m’y abîmer — ou m’en détourner — le visage me demeurera étranger, comme un appel, présent et incompréhensible dans sa synthèse admirable de chair et d’être où l’on ne sait jamais lequel des deux parle pour l’autre, ni lequel des deux peut à chaque instant trahir l’autre. En lui s’entrecroisent les réseaux du sensible et de l’invisible : touchez un homme au visage, vous lui ferez perdre les sens. C’est au visage que le regard porte ses estocades dont les blessures font s’enfuir une vie dans l’humiliation de la chair réduite à sa seule extériorité, dont les tendresses magnifient l’être jusqu’à la transfiguration de l’amour.
Le visage est un champ d’honneur.
Le reconnaître, c’est entendre cette revendication de l’âme -même si elle n’est que murmure sous les fards.
Le regarder, c’est regarder la mort – cette métamorphose par laquelle le moi à chaque instant s’efface en l’être qu’il devient, laissant sa dépouille sur le bord pour entrer dans le fleuve de la vie impitoyable. Généreuse cependant.
C’est pourquoi le portrait se doit d’être cruel. Il cherche la vie en devenir. Ne se résignant ni à la personne ni à ses artifices, il veut son au-delà. Mettant bas les masques et les fards, bravant la peur, il approche cette zone où le visage tourné vers lui laisse parler son âme.
Il entre dans le champ de l’inimaginable.
Édith de la Héronnière, « Dans le champ de l’inimaginable – Sur les portraits photographiques d’Arturo Patten », La Nouvelle Revue Française, septembre 1992 – N° 476, Gallimard.

Signalons le bel article que Édith de la Héronnière vient de signer pour la revue En attendant Nadeau n°105 mai 2020 sur la réédition du livre de Max Picard Le silence où il est question, entre autre, du visage humain que Max Picard considère comme « la frontière extrême entre le silence et la parole ».

Illustrations : portrait photographique d’Arturo Patten / Marché à Toulouse ©Adrien Nowak-Hans Lucas via AFP.

Prochain billet le 26 mai.

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Patrick Corneau