Alain conduisait en silence, le visage fermé comme une huître. À ses côtés, Lisbeth feuilletait un magazine de psychologie “pour tous” en poussant de petits soupirs enthousiastes à la lecture d’un dossier sur une nouvelle méthode promettant de “réaligner les chakras déséquilibrés des couples en détresse”.
“Tu imagines, Alain ? Une semaine pour fluidifier notre libido ! C’est exactement ce qu’il nous faut !”
Alain n’imaginait rien du tout. Il se contentait de rouler vers Meschers, ce trou perdu au bord de l’estuaire de la Gironde, près de Royan, en calculant mentalement combien de disputes il devrait encore provoquer pour accumuler le capital d’indignation nécessaire à la rupture. Il avait déjà essayé trois fois ce mois-ci, mais à chaque tentative, le regard aimant de Lisbeth l’avait ramené dans cette prison affective dont il ne parvenait pas à s’évader.
À mesure qu’ils roulaient, les paysages changeaient. Bientôt apparurent les toits de tuiles romaines, l’atmosphère s’égayait sous la forte lumière blanche de la Charente. On arrivait en pays d’Aunis.
Le panneau L’Espace du possible apparut finalement – une planche de bois mal dégrossie peinte maladroitement ou plutôt défraîchie par les embruns. En dessous, la promesse : “Épanouissez votre moi profond et partagez-le dans votre environnement social”. Alain traduisit mentalement : “Dernier arrêt avant le divorce”.
Le camping alternatif L’Espace du possible ressemblait à ce que les années 70 auraient vomi après une indigestion de champignons hallucinogènes. Sur treize hectares de pinède et de mamelons herbeux, des yourtes défraîchies côtoyaient des caravanes vintage décorées de mandalas délavés. Au centre, un bâtiment principal mi-grange mi-ashram abritait les “séances collectives de réharmonisation”. Des sanitaires curieusement installés sous le “restaurant”…
Un homme s’avança vers eux, dodelinant sur ses sandales à larges semelles. La soixantaine avancée, cheveux gris noués en queue de cheval filasse, chemise indienne ouverte sur un torse tanné comme du vieux cuir, et un collier de coquillages qui semblait peser plus lourd que ses qualifications en psychologie.
“Je suis Serge Lumière, le fondateur de ce lieu sacré,” annonça-t-il d’une voix qui se voulait profonde mais qui sonnait comme celle d’un homme ayant inhalé trop d’encens. “Mais ici, tous m’appellent Maître Conscience.”
“Bien sûr,” marmonna Alain en déchargeant leurs bagages.
“Je perçois une grande perturbation dans votre champ énergétique,” diagnostiqua immédiatement Serge-Maître-Conscience en fixant l’espace entre Alain et Lisbeth. “Vos auras sont comme… deux omelettes qui refusent de fondre leur yin dans leur yang.”
Lisbeth acquiesça gravement comme s’il venait de prononcer une vérité universelle.
Maître-Conscience les invita à faire le tour du propriétaire, sa voix onctueuse épousant les méandres du sentier terreux. Logorrhée en zigzag, cabotage dans les flots théoriques trop complexes ou trop simples de la “bioénergie” pour être explicités. Dans les arbres, des oiseaux pépiaient. Douce torpeur. Ils croisèrent quelques campeurs au regard trouble, des “gens qui sont dans une démarche” dit Serge. Plutôt l’allure de personnages céliniens : voyeurs, exhibitionnistes, obsédés sexuels ? Ex-gauchistes flippés ou simplement humanité larguée ? Alain se demanda s’il était encore temps de simuler une crise de colique néphrétique pour prendre la tangente.
Leur habitat pour la semaine était une cabane en bois baptisée “Tantra Céleste”. L’intérieur sentait le patchouli et le désespoir. Un futon à la propreté incertaine posé à même le sol, des rideaux en tissu indien, et sur le mur, un poster représentant un couple enlacé dans une position qui aurait provoqué au moins trois hernies discales pour être reproduite.
“C’est charmant !” s’extasia Lisbeth.
“C’est surtout humide,” remarqua Alain en touchant le mur moisi.
“L’humidité, c’est la vie qui circule,” corrigea Lisbeth. “Tu es tellement fermé aux énergies, Alain.”
Le planning de la semaine était affiché sur un papier recyclé punaisé à la porte :
– 6h : Méditation du couple aimant
– 8h : Petit déjeuner conscient (végétalien)
– 9h30 : Atelier “Réapprendre à se toucher sans jugement”
– 14h : Séance de Sensitive Gestalt massage
– 17h : Cercle de parole véritable
– 20h : Jacuzzi collectif de purification
– 22h : Chant des mantras de l’amour retrouvé
Dans les interstices de cet ambitieux programme on pouvait s’adonner à des activités plus ludiques : cerf-volant ou chant, brain-gym ou échecs, théâtre ou “transe-en-dance”. Mais comme il est dit qu’ici “tout est possible”, on ne s’étonnait pas de dénicher une séance de “massage et écriture”, ou un atelier de “fabrication d’un piège à rêves, objet traditionnel indien”.
“Sept jours de cette galère, calcula mentalement Alain : 168 heures à endurer. 10 080 minutes de délire new age.”
Le premier atelier commença dès le lendemain matin. Une vingtaine de couples en souffrance s’alignèrent dans une salle aux murs ornés de citations creuses sur l’amour universel. Tous avaient ce même regard – celui de naufragés s’accrochant à une bouée percée.
“Aujourd’hui, nous allons réapprendre à nous regarder,” annonça Serge Lumière, désormais vêtu d’une tunique qui lui donnait l’air d’un druide à la retraite. “Dans les yeux de l’autre se cache la vérité de notre être.”
Alain se retrouva donc face à Lisbeth, contraint de fixer ses pupilles dilatées par l’excitation spirituelle, ce qui lui sembla durer des siècles.
“Laisse l’amour circuler,” chuchotait Serge en passant derrière les couples figés dans cette contemplation forcée. “Visualise le fil doré reliant chaque troisième œil.”
Alain visualisait plutôt la sortie de l’autoroute qui le ramènerait chez lui, seul.
Lisbeth, elle, semblait en extase. Ses yeux s’emplissaient de larmes. “Je vois ton âme, Alain. Elle est belle mais effrayée.”
“C’est probablement ma conjonctivite qui revient,” répondit-il.
Le “Sensitive Gestalt massage” fut le sommet de l’absurde et du fumeux. Dans une salle surchauffée, allongés sur des tapis de yoga, les couples devaient se masser mutuellement en “écoutant les besoins profonds du corps de l’autre”.
“N’utilisez pas vos habitudes,” expliquait Serge, “mais votre intuition cosmique.”
Lisbeth prit son rôle très au sérieux, pétrissant le dos d’Alain comme si elle cherchait à faire lever une pâte à pain récalcitrante.
“Je sens tes nœuds énergétiques,” commentait-elle. “Ton chakra du cœur est complètement bloqué.”
“Ce n’est pas mon chakra mais ta main qui appuie sur ma lombaire sensible,” gémit Alain.
À côté d’eux, un couple quinquagénaire produisait des bruits qui oscillaient entre la douleur et l’extase mystique. L’homme, comptable à Niort d’après les présentations de la veille, poussait des “Hare Krishna” à chaque pression de sa femme sur son omoplate.
Le jacuzzi collectif de purification s’avéra être l’épreuve ultime. Une dizaine de couples entassés dans un bain à remous tiède, sous des étoiles indifférentes et le regard bienveillant de Serge qui psalmodiait des mantras en tapant sur un petit gong.
“Sentez l’eau qui purifie vos blocages,” encourageait-il. “Laissez vos karmas se reconnecter dans le liquide primordial.”
Alain, coincé entre Lisbeth et un ancien informaticien reconverti en thérapeute tantrique, observait avec horreur les remous suspects de l’eau. La chaleur faisait transpirer les corps, dissolvant le peu de dignité qui restait dans cette soupe humaine.
“C’est magnifique,” murmurait Lisbeth. Je sens déjà notre libido qui se fluidifie. »
Alain sentait surtout la sueur âcre du voisin et une terrible envie de fuir.
Le cinquième jour, lors du “cercle de vérité absolue”, quelque chose se brisa en Alain. Peut-être était-ce la répétition incessante de termes comme “énergie”, “vibration” et “conscience” qui avait fini par éroder sa raison. Ou peut-être était-ce la tisane aux herbes “purificatrices” qui sentait vaguement le pipi de chat.
“Je ne ressens rien,” avoua-t-il soudain au milieu du cercle. “Ni reconnexion, ni fluidification, ni karma recollé. RIEN.”
Un silence horrifié s’abattit sur l’assemblée. Serge Lumière cligna des yeux comme si Alain venait de blasphémer dans un lieu saint.
“C’est normal,” intervint finalement le maître avec un sourire condescendant. “La résistance est le premier signe de la transformation. Ton ego se débat avant de mourir pour renaître.”
“Mon ego va très bien,” insista Alain. “C’est ce stage qui est une escroquerie.”
Ici tout vernis, tout chiqué était banni. On était dans le brut de décoffrage, l’authentique, au détriment parfois de tout esthétisme ou des délicatesses d’usage et de langage… Alain, au moins, avait pris le pli.
Lisbeth fondit en larmes. “Vous voyez, sanglota-t-elle en s’adressant au groupe, c’est exactement ça notre problème. Il est fermé. Complètement fermé.”
Les autres participants hochèrent la tête avec compassion, formant une meute de hyènes spirituelles prêtes à dévorer l’hérétique. “Trop blindé !”, lança quelqu’un dans le groupe. Lisbeth se tourna vers Alain : “Tu pars, s’il te plaît, lui lança-t-elle fermement. Je veux continuer tranquillement.” Alain se leva et s’éloigna sans broncher. Dans cet environnement surpsychologisé, on avait soif d’une absence, d’un oubli de soi – d’un silence où l’âme se tait ! Ces écervelés ne comprennent pas qu’en soignant, en bichonnant leur ego, ils élèvent des forteresses – comment deux forteresses, monstres de narcissisme, pourraient-elles s’appairer dans un couple ? On obtient au mieux un “attelage” où chacun tire à hue et à dia…
Le dernier jour, dans un ultime effort pour sauver les apparences, Alain et Lisbeth participèrent à la “cérémonie de la renaissance du couple”. Vêtus de tuniques blanches ridicules, ils se tinrent par la main au milieu d’un cercle de pierres disposées par Serge.
“Répétez après moi,” ordonna le gourou. “Je m’ouvre à toi comme la fleur s’ouvre au soleil.”
Alain marmonna les mots sans conviction, tandis que Lisbeth les déclamait avec la ferveur d’une convertie.
“Maintenant, échangez vos promesses personnelles,” continua Serge.
Lisbeth se lança dans un monologue larmoyant sur son engagement à “honorer la lumière divine” en Alain. Quand vint son tour, Alain se contenta d’un plat : “Je ferai de mon mieux” qui résonna comme l’épitaphe de leur relation.
Sur le chemin du retour, un silence épais emplissait la voiture. Lisbeth feuilletait les brochures et certificats accumulés pendant la semaine: “Diplôme d’Amoureux Cosmique”, “Guide des 108 positions du Tantra Occidental”, “Carnet d’Intentions Karmiques pour Couples Réalignés”.
“C’était merveilleux, non ?” tenta-t-elle enfin.
Alain fixait la route. Dans sa tête défilait une seule pensée : les 800 euros dépensés pour ce séjour auraient pu financer un très bon avocat pour leur divorce.
“Oui, merveilleux,” répondit-il mécaniquement.
La haine inaliénable qu’il éprouvait s’était paradoxalement transformée en une tendre affection – cette masse collante et indestructible qui les maintenait ensemble comme deux mouches piégées dans la même toile. L’échec du stage avait, contre toute attente, renforcé leurs liens en leur donnant un nouvel ennemi commun : l’espoir déçu.
On avait retrouvé les toits d’ardoises et le ciel plombé de Paris. Le brouillard commençait à tomber sur le périphérique. Janvier était décidément un mois cruel.
Alain ne le savait pas encore, mais bientôt, un accident sur l’autoroute de Lille transformerait définitivement leur relation bancale en prison perpétuelle. Pour l’instant, il se contentait de rouler, persuadé qu’un jour, il trouverait l’énergie nécessaire pour partir.
Ce jour ne viendrait jamais.
[Lisbeth et Alain font l’objet d’un portrait à la p. 91 de Biogriffures.]
Illustrations : (en médaillon) Image générée par IA.
Lire ce qui n’a jamais été écrit.



Ce docu-fiction à charge souffre de lacunes au sujet des effets bienfaisants de « Serge Lumière de ta conscience ». En effet à chaque session une sélection des plus jolies femmes constituent le harem de « Serge-qui-révèle-les-potentiels-de-ta sexualité ». Des séances quotidiennes d’adoration des organes génitaux du maître permettent à ces femmes de gratifier le maître de toute l’énergie qu’il transmettra à ses adeptes.
Et vous avouerez que 800€ pour être choisies et honorées par Serge c’est pas cher payé.
Oui, cette dimension sexuelle fait partie du personnage et du lieu, elle est à peine suggérée, je n’ai pas voulu tomber dans le graveleux façon Houellebecq…
🙂