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Quoi ma gueule ? Portraits (XXIII)

Patrick Corneau

Héautontimoroumenos au musée

Certains êtres sont si refermés sur eux-mêmes, noués par de telles contradictions qu’un abord désubjectivisé, dépsychologisé est nécessaire – la rencontre avec l’art (ses œuvres, son questionnement) peut parfois forcer l’individu à sortir du cercle de la plainte et de la crainte, révéler à lui-même et aux autres ce qu’elles voilent.

François traversa la cour pavée du musée Picasso avec la démarche lasse d’un homme qui s’attend déjà à être déçu. Traînant ses chaussures sur la pierre, écho irritant de son propre mécontentement. Cyril, son éternel ami-faire-valoir, tentait de maintenir un enthousiasme que François en son for intérieur trouvait pathétique.
– « Tu verras, c’est une rétrospective exceptionnelle, » lui confia Cyril, convaincu en son for intérieur qu’après une désastreuse expo Nam Goldin en sa compagnie au Centre Pompidou, il prenait avec cette visite de sérieux risques…
François ne répondit pas. Il paya son ticket avec la morosité d’un condamné qui achèterait sa propre corde. Seize euros. Un racket institutionnalisé.
Dès la première salle, son visage mat se figea. Ses yeux noirs, qui d’habitude ne fuyaient jamais le regard des autres, semblaient maintenant vouloir transpercer les toiles accrochées avec l’intensité sourcilleuse des curateurs parisiens.
– « Regarde cet autoportrait de la période bleue, c’est magnifique, » murmura Cyril.
– « Franchement, c’est nul, » trancha François. « N’importe quel étudiant des Beaux-arts ferait mieux. »
Une femme aux cheveux gris, audio guide sous le bras, se retourna, choquée.
– « Du bleu partout, juste pour faire pleurer dans les chaumières, » continua François, haussant volontairement le ton. « Et ça marche en plus ! Les gens se disent ‘oh que c’est profond‘ alors que c’est juste du sentimentalisme à deux balles. »
Cyril sourit nerveusement, tentant de faire passer la remarque pour une plaisanterie. Mais François n’était pas d’humeur à plaisanter.

Chaque salle amplifiait sa colère. On entendait les clapets de la tolérance se fermer les uns après les autres. Devant les tableaux cubistes, son exécration atteignit son paroxysme. Sa chemise semblait soudain plus froissée encore, comme si son corps tout entier participait à son rejet.
– « Mais regarde ça, Cyril ! Tu vois pas ? Il découpe tout ! Il défigure tout ! C’est ça l’art moderne, hein ? Tout casser, tout démonter, rendre les corps méconnaissables. C’est de la destruction pure et simple ! Picasso, il a juste compris avant tout le monde qu’on est que de la viande qui pourrit. »
– « François, baisse d’un ton, s’il te plaît… » Cyril savait qu’une violence surmoïque exercée contre lui-même et habituellement contenue chez lui, pouvait s’extérioriser en certaines circonstances.
– « Me faire taire ? Pas question. Ce type, c’est pas un artiste, c’est un boucher. Il se vautre dans le malheur et ça me dégoûte. »
Le gardien de salle s’approcha discrètement, prêt à intervenir.
Devant Trois Figures sous un arbre, François resta figé, le corps tendu comme un arc. D’autres visiteurs s’écartèrent, mal à l’aise face à cet homme aux yeux trop sombres qui fixait la toile comme un accusé.
– « Tu veux savoir ce que je vois ? Je vois un type qui a pigé que Dieu est une ordure. Qui a peint la vérité que j’ai mis quinze ans à écrire dans des bouquins que personne ne lit. Regarde ces corps en morceaux, ces têtes qui hurlent. C’est nous. C’est notre vie à tous. »
Cyril posa une main sur l’épaule de son ami. François la repoussa violemment.
– « Et le pire, tu sais quoi ? C’est qu’il s’est fait un max de fric avec ça. Il a vendu notre malheur à des riches qui accrochent ces horreurs chez eux pour frimer. Il a fait du business avec notre souffrance. »
Un groupe de touristes japonais photographiait frénétiquement les toiles. François les considéra avec mépris, moins pour l’acte auquel ils se livraient que parce qu’ils l’exécutaient avec l’œil du diable : le smartphone.
– « Et nous voilà, comme des moutons, à regarder comment on est tous foutus. Et en plus, dans un musée qui célèbre ça… »
– « François, on devrait peut-être aller prendre un café, » suggéra Cyril, de plus en plus embarrassé.
– « Un café ? Pour faire comme si tout était normal après ce qu’on vient de voir ? C’est exactement ce qu’ils veulent ! Te faire digérer toute cette horreur avec un petit expresso et un gâteau. »

Alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie, François s’immobilisa soudainement. Son regard venait de se poser sur une salle adjacente, restée jusqu’alors inexplorée.
« Attends deux secondes, » murmura-t-il, comme métamorphosé.
Il s’approcha d’une toile, puis d’une autre. Ses yeux s’écarquillèrent. Ses épaules, auparavant tendues par l’indignation, s’abaissèrent imperceptiblement.
– « Ça alors… Corot. Vuillard. Cézanne, » articula-t-il, sa voix désormais adoucie.
Cyril, surpris par ce changement radical, s’approcha.
– « Ce sont des œuvres de la collection personnelle de Picasso, » précisa-t-il, consultant le cartel explicatif.
François s’arrêta net devant un minuscule paysage de Corot, à peine visible dans l’angle de la salle. Une toile sombre, presque goudronneuse, où l’on distinguait à peine quelques arbres et un ciel plombé. Une œuvre mineure, sans doute acquise par Picasso à peu de frais.
– “C’est… c’est incroyable,” souffla François, le visage soudain illuminé. “Regarde cette touche. Cette vibration de la lumière. C’est comme si Corot avait capté l’essence même de la nature dans ce petit format.”
Cyril plissa les yeux, cherchant en vain les qualités extraordinaires que son ami semblait percevoir dans cette toile banale.
– “Tu vois comme le noir n’est jamais vraiment noir ? C’est traversé de vie, de mouvement,” continua François avec ferveur, pointant une zone particulièrement obscure du tableau. “C’est exactement ce qui nous manque aujourd’hui. Cette… cette humilité devant le réel.”
Il passa ensuite devant les Vuillard et s’approcha, presque religieusement, d’une petite nature morte de Cézanne.
– “Bon Dieu, quelle lumière… C’est tellement vrai…” murmura-t-il. “Regarde, Cyril, comment Cézanne fait tenir ensemble la forme et le fond. Comment il transforme un truc banal en quelque chose de spirituel. C’est… c’est comme si tout était enfin à sa place.”

Sur le trottoir de la rue de Thorigny, François s’arrêta, regardant le ciel gris de Paris.
– « Tu sais ce qui me fout en rogne ? C’est pas que Picasso ait montré toute cette laideur dans ses tableaux. C’est qu’il ait été assez intelligent pour collectionner ces peintres qui, eux, ont réussi à créer de la beauté malgré tout. Je peux pas lui pardonner d’être à la fois ça et son contraire, ça me tue ! » Il y avait chez lui un pathos du sublime qui le faisait parfois s’exprimer avec une certaine exagération – l’art étant, chez lui, avant tout une affaire de mots.
François s’éloigna. Il avait perdu, encore une fois, contre ce monde qu’il ne parvenait ni à aimer ni à quitter, ni à célébrer ni à condamner. Son ulcère à l’estomac le lancinait, rappel corporel de sa défaite perpétuelle face à un Dieu qui avait eu l’audace de créer un Picasso pour mieux se moquer de lui. Peu accessible au rire, il lui manquait de savoir que la frivolité est une hygiène (Nietzsche), et le seul état violent permis aux âmes délicates…
Cyril le regarda partir, le dos voûté, vieux baudelairien irrésolu, partagé entre les reproches de son surmoi kantien et la “concupiscence des yeux”. Soulagé d’être enfin libéré de ce paradoxe ambulant – sans doute l’être le plus dénué de “sprezzatura” qu’il ait jamais connu – troublé tout de même par cette colère irréductible (car colère d’être en colère) qui, il le savait, n’était que le masque d’une douleur sans fond, celle d’un homme qui aurait voulu être capable… de peindre Trois Figures sous un arbre.

[François fait l’objet d’un portrait à la p. 39 de Biogriffures.]

Illustrations : (en médaillon) Image générée par IA.

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Patrick Corneau