Ce portrait pourrait être une paperolle qu’un esprit malicieux aurait ajouté à la page 101 de mes Biogriffures en regard du texte intitulé “Évelyne”.
Valentine
Valentine rentre d’Inde avec des certitudes et des bracelets de pacotille aux poignets. Dans l’aéroport de Roissy, entre les boutiques duty-free et les cafés bondés, elle a déjà l’impression que la France l’étouffe. Son tee-shirt délavé affiche un mantra sanskrit qu’elle ne comprend pas vraiment, mais qu’elle explique volontiers à qui veut l’entendre.
Les retrouvailles avec sa mère sont tièdes, embarrassées. Évelyne voit une fille transformée qui la toise depuis les hauteurs de son éveil spirituel, pendant que Valentine découvre une mère qui s’accroche désespérément à un nouvel homme — plus jeune, plus immature encore que le précédent. Elle note mentalement cette pathétique continuité, sourit avec condescendance et promet que ce schéma, “non, pas ma tasse de thé”.
Trois mois après son retour, Valentine a déjà abandonné son régime végétarien et ses méditations. L’Inde est devenue un album photo sur Instagram, filtré, idéalisé, servant de capital social quand elle veut impressionner. Elle tente des études de sociologie à l’université de L., parle haut et fort de systèmes d’oppression et de décolonisation. Elle surfe avec ardeur sur la vague woke. Ses professeurs apprécient son énergie mais déplorent son manque de rigueur. Elle ne termine jamais les livres qu’elle commence. Dispersion, hémorragie continuelles car rien en elle ne peut être rassemblé.
À vingt-trois ans, Valentine rencontre Malik, étudiant en architecture qui porte des lunettes rondes et cite Camus sans l’avoir lu. Sa mère, Évelyne, est soulagée de ce choix qu’elle juge “raisonnable” — un garçon qui “fait des études”. Valentine et Malik habitent dans un studio de trente mètres carrés à la périphérie de V. Valentine abandonne l’université en troisième année, juste avant d’obtenir sa licence, pour “trouver sa voie”. Elle enchaîne les petits boulots : serveuse, vendeuse de bijoux artisanaux sur les marchés bretons, assistante dans une école Montessori sans avoir la moindre formation.
Évelyne finance discrètement, honteusement, les fins de mois difficiles. Valentine accepte cet argent avec une arrogance décomplexée, comme une évidence, sans jamais remercier. Elle le dépense en formations de yoga, de tai-chi, en stages de développement personnel, en retraites “reconnexion à soi”. Épargne ? N’en parlons pas.
À vingt-sept ans, Valentine quitte Malik qu’elle trouve “trop conventionnel” depuis qu’il a décroché un poste dans un cabinet d’architecture qui conçoit des résidences de charme à L.-Plage, l’emblématique plage chic de L. Elle a une brève liaison avec le propriétaire d’un magasin de produits biologiques, un homme de quarante-cinq ans qui collectionne les lolitas en quête de sens comme d’autres collectionnent les timbres. Il la quitte après trois mois pour une quarantenaire “prof de yoga”.
Valentine découvre qu’elle est enceinte. Elle garde l’enfant, une fille qu’elle prénomme Indra*, référence à la divinité hindoue qu’elle a
beaucoup vue en Inde et très peu appréhendée. La petite naît alors que Valentine vit dans un appartement humide du centre-ville, payé par sa mère. Le père biologique verse une pension minimale et s’efface discrètement du tableau.
À trente ans, Valentine a vieilli prématurément. Les nuits blanches, l’anxiété financière et la solitude ont creusé ses traits. Elle porte désormais des cernes identiques à ceux de sa mère. Elle travaille comme secrétaire administrative dans une petite entreprise locale, exactement comme Évelyne. Le soir, quand Indra dort, elle boit du vin bon marché et regarde des documentaires sur les pays lointains qu’elle ne visitera jamais.
Évelyne garde sa petite-fille deux week-ends par mois, reproduisant avec une tendresse maladroite les mêmes erreurs qu’elle a commises avec Valentine. Trop de sucre, trop de télévision, trop d’indulgence. Trop d’amour ? Valentine le lui reproche avec une hargne qui masque mal sa propre culpabilité. Leurs disputes résonnent comme un écho à travers les générations.
À mesure qu’Indra grandit, Valentine remarque avec effroi les similitudes entre sa fille et l’adolescente qu’elle a été. Les mêmes colères, la même impatience, le même regard accusateur. L’histoire se répète avec une précision cruelle. Elle aurait aimé ne devoir son existence qu’à une erreur, ou au moins au hasard ; l’erreur ou le hasard peuvent se corriger…
Un jour, en rangeant de vieilles photos, Valentine tombe sur un cliché d’Évelyne jeune, souriante, pleine d’espoir, avant sa naissance à elle. Pour la première fois, elle comprend que sa mère a été une femme avant d’être une mère. Le sentiment de l’“humain”, enfin, semble la gagner ; la sécheresse en elle renonce. Cette révélation arrive trop tard.
Épilogue
À quarante ans, Valentine aura les mêmes cernes qu’Évelyne, se livrera à la même quête désespérée d’un homme qui pourrait la sauver d’elle-même. Elle fera du jogging le long des quais de V., s’inscrira à un club de fitness, et regardera sa fille adolescente partir, sac au dos, pour un quelconque voyage initiatique dont elle reviendra avec la certitude de ne jamais devenir comme sa mère.
La roue tourne. Le hamster change, mais la cage reste la même.
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* Ce prénom signifie “puissance” en hindoue comme Valentine est un prénom dérivé du prénom latin Valens : “fort”, “robuste”.
Illustrations : (en médaillon) Dessin origine internet. Dans le billet : Statue d’Indra, “Roi des Dieux Védiques”.
Lire ce qui n’a jamais été écrit.


Vous savez que je suis « force de proposition ». Avec succès puisque nous eu un beau portrait d’un cantalou plombier. Une belle qualité est de savoir rire de soi. Aussi je vous suggère de tirer le portrait d’un membre de la famille des blogueurs littéraires. Avec ses grandeurs, ses succès, ses misères, ses ridicules, ses joies. J’espère avoir stimulé votre verve créatrice.
Cher Serge, vous savez (diaboliquement) me pousser dans mes retranchements ! Au risque de la culbute… mais j’adore votre idée, elle est suicidaire ou du genre « balle dans le pied » mais très tentante, très stimulante. J’y pense, je la rumine…
🙂