C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…
Evelyne
Il est possible que l’on soit moins fidèle à ses amis qu’aux amis de ses amis. Quand je croise certains types de femmes, je ne peux m’empêcher de penser à Evelyne, la grande amie d’O. Evelyne est l’un des nombreux avatars de la femme désillusionnée. La femme sans illusion vit dans le temps de l’éternel retour. Elle vit dans la réitération qui calcine le rêve, elle vit dans l’entêtement du “plus de la même chose” et en meurt. C’est le hamster qui escalade sa roue infernale jusqu’à l’épuisement. Dans mes pérégrinations autour du port de V., sur les quais où l’on se pavane, je la voyais périodiquement avec un homme plus jeune qu’elle, le nez au vent, un sourire énigmatique aux lèvres ; puis seule, le regard sombre ; puis à nouveau avec un homme encore plus jeune, avec une ombre de sourire ; puis seule avec un visage de déterrée ; et à nouveau avec un autre homme…
Elle était grande, athlétique, elle faisait de la course à pied. Une peau mate, des cernes, des cheveux d’un noir de jais, type méditerranéen ; elle devait avoir une ascendance maghrébine d’où peut-être son malaise dans cette province très imbue de son identité et peu ouverte à la différence. Quand nous sortions avec O. et qu’Evelyne était des nôtres, je la sentais intimidée par ma présence, sa gentillesse me surprenait et quelques regards au sourire appuyé m’avaient fait penser qu’elle avait des vues sur moi. Mais non, elle gardait ses distances, moi de même. Elle respectait trop O. pour tenter quelque vilénie.
Elle travaillait comme secrétaire de direction dans l’une des nombreuses entreprises de transport implantées à la périphérie de V., élevait seule une fille qui lui pourrissait allègrement l’existence. Désemparée, elle nous inondait de récriminations sur cette “ado” qui expérimentait patiemment tous les coups tordus, transgressions juvéniles à sa portée (alcool, herbe, crack, sexe, fugues, etc.) pour dire son mal-être. Mal-être qui participait d’une situation familiale bancale et de l’air du temps. O. écoutait, compatissait, puis brusquement la chapitrait sur ce qu’elle, la mère, devait ou aurait dû faire avec une sévérité que seuls ont les gens qui n’ont pas d’enfants – révélant au passage un goût déclaré pour une éducation “à la dure”. Evelyne écoutait, protestait mollement puis se taisait, perplexe, impuissante, un peu honteuse, coupable. La fois suivante, elle reprenait les mêmes litanies mais ses cernes s’étaient agrandis et son teint était encore plus blême. Sa fille la minait.
Finalement l’“ado” passa son bac et partit en Inde où elle crapahuta plusieurs semaines sac au dos à travers ce continent. Sage décision qui eut l’heur de la calmer considérablement car l’adolescente trouva sur place une somme de misères apte à relativiser ses petites aigreurs personnelles. Les voyages forment la jeunesse et soulagent les parents. La vie d’Evelyne en fut adoucie, elle retrouva un sourire, s’inscrivit à un club de fitness et remonta sur sa roue de hamster, autrement dit reprit sa quête sans fin de l’âme sœur.
Ses cernes revinrent.
Dans la chambre des noces, n’entre pas qui veut.
(Á suivre les mercredis et samedis)
Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.