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Quoi ma gueule ? « Portraits » (IX)

Patrick Corneau

C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…

Olivia 

De son existence, on induit des rencontres, des mémorables. Des histoires qui n’en font plus qu’une. On a une mémoire que l’on croit tenir ferme, comme le promeneur mène son ombre sur le sable quand le jour naît ou s’abrège ; elle se défait en débris : on ne distingue plus le probable du reconstitué. On erre dans les ruines. On croit avoir rencontré en personne ceux que nous évoquons, alors qu’on se les invente, qu’on les enlace à des légendes, les tire des livres d’images.
Ainsi d’Olivia. 

Elle avait, comme le dit la cruelle formule qui sert à dénoncer ou revendiquer la force du déterminisme social : “le physique de l’emploi” puisqu’elle était esthéticienne. Ni belle, ni jolie, elle avait comme on disait jadis, du “piquant”, elle avait du “chien”… C’est-à-dire une plastique plus marquée, plus explicite que chez la plupart des femmes. Raymond Queneau eut dit qu’elle était aussi bien “de fesse que de face”. 

Toute médaille à son revers. Il y avait en Olivia une beauté imprévisible et désirable qui faisait d’elle une proie, possiblement une victime. Cette sorte de magnétisme que perçoit l’affamé, au loin, dans son champ visuel, qui le perturbe, dérange et enchante. Je ne sais d’où il émanait, peut-être de la douce peau lisse à la naissance du cou qu’un port de tête altier et sculptural offrait aux regards ? On reste toujours dans la chasse qui dura quatre-vingt-dix millénaires. On reste toujours dans cette polarisation entre des sexes qui s’opposent, entre des charges qui se tendent ou se font plus denses. Les pôles – vrai et faux, vivant et mort, je et tu, mâle et femelle – sont indissolubles. Les contacts foudroient. 

Parfois, une éclaircie, une embellie vient trouer ce ciel d’orage. 

Cette parenthèse peut être un lieu, un monde à soi – monde non pas caché mais fermé à toute masculinité. 
Olivia avait fait de son studio d’esthétique un mundus muliebris qui était bien plus que la source de son pain quotidien : elle y “vengeait sa race” comme l’a dit certaine écrivaine. Dans la douceur rassérénante de sa boutique refluaient toutes les plaintes, doléances, frustrations, rêves cabossés de sa clientèle : colportés, partagés, étalés, décortiqués, commentés. Olivia était la reine abeille qui recueillait ce suc amer et en faisait un miel qu’elle redistribuait généreusement sous forme de conseils, jugements, objurgations, consolations, admonestations… à d’autres abeilles. Une mélopée faite de souffrance et de clichés, de blessures et de constats résignés sur lesquels Olivia apposait le juste cataplasme de paroles compréhensives et apaisantes. C’était le cabinet de psychanalyse des femmes “comme les autres”, des pauvres âmes en perdition. Qui sait s’il n’était pas plus fraternel et surtout plus efficace que l’autre ? Car cette chambre des pleurs était aussi un foyer de résistance, là on réassurait ses armes, les stratégies de survie, on ressortait réénergisée. 
Pour les avoir surpris inopinément, j’étais fasciné à la fois par la triste trivialité des propos, aussi anciens que sempiternels et leur infinie versatilité selon les individualités. La musique était la même mais les paroles incomparables, car chaque douleur est unique. Des dizaines de vies épinglées sur la table de soin, toutes orchestrées par la guerre des sexes et ses inépuisables, usants combats, mais chacune présentant une nuance, une spécificité qui rendait l’ensemble désespérant et passionnant. Désespérant par l’impuissance martelée, dénoncée ; passionnant par les abysses de la gabegie humaine. 
Cette indiscrétion commise, je ne pouvais que m’esquiver. Je m’étais approché du saint des saints, me tenant au bord de la profanation. Je sentais sa puissance absorbante, sa force d’anéantissement. Une distance prophylactique était de rigueur. Jamais avec Olivia nous ne parlâmes de cela ; c’était son domaine réservé. Il m’eut paru déplacé, inconvenant et surtout foncièrement inutile d’en débattre. Nous n’aurions gagné que de réciproques regards suspicieux, peut-être haineux. Dans ces affaires nous étions comme le roi et la reine dans un jeu d’échec : l’un à côté de l’autre mais chacun sur sa ligne. Inconciliation, non pas des cœurs, ni des corps, ni des esprits mais de ce qui, à la fois, les transcende et les fait coexister comme l’ombre et la lumière, le jour et la nuit.

S’il y avait un syndicat de la solitude Olivia y serait inscrite. Certains êtres quoiqu’ils fassent de, et dans leur vie sociale, même très entourés, ne manquent pas d’être éloignés des autres. Quelque chose de mystérieux les porte au retrait, à l’écart, y compris parfois d’eux-mêmes. Ils ont en eux, un pouvoir discriminant, une pente à l’auto-exclusion. Olivia avait traversé bien des milieux, bien des situations, approché bien des personnes, tout glissait sur elle. Comme une perle d’eau sur une plume. Rien de semblait entamer cette nature faite pour le passage, en transit de tout et partout.  Sans attaches. Elle avait vécu dans des appartements modestes où personne ne répondait à l’annonce “C’est moi ! Je rentre.” Être accueilli, être attendu, être espéré, être fêté. Luxe inaccessible pour ces êtres qui aimeraient se couler dans cette fourrure de chat mais la savent leur être interdite. Absolument imméritée. Peut-être est-ce cette déliaison généralisée qui, paradoxalement, nous attira l’un vers l’autre ? 
Olivia était venue en réponse à un problème sans solution. À sa manière elle se livrait au plus vieux des sacrifices : des mâles l’avaient engendrée comme femme, élevée au rang de statue, l’avait honorée, puis mise à bas, détruite – tout cela pour être sauvés de la noyade des jours. 

La vie est “un roman lu une seule fois, il y a longtemps” a dit un philosophe allemand. N’essayons pas de mettre de l’ordre dans le désordre ni un soupçon de morale dans cette évocation. Un dessin à main levée s’il est réussi ne reflète pas une vérité mais un sentiment. Un sentiment ne ment pas.

(Á suivre les mercredis et samedis)

Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau