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Quoi ma gueule ? « Portraits » (VIII)

Patrick Corneau

C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…

Frédéric

Frédéric est le résultat heureux de la greffe du gène libertaire sur la souche des nantis de l’hyperclasse néolibérale qui fleurit exclusivement dans les grandes villes. Il habite un duplex spacieux dans un vieux quartier de Paris, du côté du canal Saint-Martin où se retrouve la frange suradaptée des “battants” appartenant aux professions libérales, ou créatives, ou de communication. C’est un monde où l’on est vif, rieur, rapide, ouvert, averti, informé par la lecture des journaux et magazines. Ces magazines où l’on s’indigne sur la misère du monde tout en conseillant l’achat de disques de rock édités par Warner Bros., où l’on montre des Somaliens affamés et des robes Prada. Sans être mondain, Frédéric aime recevoir ses amis dans une ambiance “décomplexée”. On mange des sushis et l’on boit du champagne autour d’une grande table basse où trône le dernier opus de Philippe Starck à côté de macarons de chez Ladurée. Les femmes sont souriantes et épanouies, les hommes d’une incontestable élégance – avec ce rien de nonchalance qui donne tout leur prix à de coûteux vêtements. Tous ont visité les dernières expositions, vu les derniers films. Frédéric est un cinéphile averti avec des goûts éclectiques : le vénéneux David Lynch est “culte” et Bruno Dumont un “maître”, ce qui ne l’empêche pas d’adorer les cyber-monstres mégatrash, les Liquidators à barbiche et d’être “accro” aux productions Netflix ; il y a vingt ans Frédéric considérait Clint Eastwoood comme un fasciste, aujourd’hui il pense que c’est un grand cinéaste. Frédéric et ses amis connaissent parfaitement la télévision, les émissions, les séries, les présentateurs, les animateurs qu’ils analysent haineusement, tout en ne réussissant jamais à tourner le bouton. Quelques-uns de ses amis ont des enfants, parfois en bas-âge ; ils les confient à des nounous philippines auxquelles ils s’efforcent de faire obtenir une carte de séjour. Frédéric trouve qu’il n’y a rien de plus beau que le repas de Noël d’une famille recomposée. Pourtant, il ne veut pas se marier mais considère le PACS comme un grand progrès social : il permet de répudier son conjoint par simple lettre recommandée. En tant qu’homme, Frédéric a appris à cultiver sa féminité, peut-être en lisant de jeunes romancières pleines de déchirements et de tréfonds. Il aime leurs beaux bouquets de cris. Frédéric parle la langue de miel des publicitaires et autres médiatiques ; pour lui le mot “tolérance” est ringard, il préfère s’exprimer en termes d’“empathie”. Avec cette alacrité propre aux esprits observateurs, Frédéric aime décrire les autres à travers les catégories de la sociologie contemporaine (dont l’incontournable “résilience”), tout en s’abstenant d’y soumettre son propre cas. Il lui serait désagréable d’apprendre qu’il se rattache aux habitus de classe de la néobourgeoisie semi-intellectuelle française du début du XXIe siècle, dite bobo. C’est pas bon de se savoir bobo. Pour Frédéric, les bobos ce sont les autres, sous-entendu ceux qui ont un peu plus d’argent, qui peuvent prétendre à l’atelier sur cour, la petite maison charmante dans une impasse privatisée, le loft avec vue sur le Sacré-Cœur, etc. Le bobo c’est toujours l’autre, celui qui vous ressemble mais en mieux, que vous dénigrez tout en l’enviant secrètement.

(Á suivre les mercredis et samedis)

Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau