C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…
La lectrice du bus 26
Une femme, cheveux mi-longs, bien habillée, monte dans le bus 26 sur les Grands Boulevards. Elle se dirige vers l’arrière avec assurance, s’assoit et se plonge immédiatement dans un livre. Indifférents aux mouvements des passagers nombreux à cette heure de sortie des bureaux, comme au paysage urbain qui défile, ses yeux ne quittent pas le livre. Elle le tient d’une seule main, d’une étrange façon : le dos de la main vers soi, l’index et l’auriculaire écartant les pages, les deux autres doigts sous le dos du livre. Comme un lutrin formant le “signe des cornes” ou “cornes du diable”. Des doigts fins, aux ongles soignés, peints d’un rouge vif. Je la vois de profil et distingue un léger sourire à mesure qu’elle tourne les pages de l’autre main. Plaisir de lecture évident. Je n’arrive pas à lire le titre, pourtant en assez gros caractères dont je distingue seulement les premières lettres : LEN… J’attends qu’elle lève les yeux et rabatte la couverture momentanément. Non, toujours ce regard polarisé sur la page et ce sourire de connivence avec le texte, avec l’auteur. Comme une conversation privée avec un ami proche, un confident.
Soudainement à l’annonce d’un arrêt, elle se lève d’un bond, range le livre dans son sac. J’aperçois LENOIR… en travers de la couverture et au-dessous en plus petits caractères “bonheur”. Je comprends alors ce qui suscitait cette jouissance intérieure dont émanait comme un parfum ce sourire extatique : Du Bonheur, un voyage philosophique de Frédéric Lenoir…
Quelle déception ! Et aussi quel mystère ! Ce livre dont on dit qu’il caracole en tête des listes de best-sellers, quel pouvoir extraordinaire a-t-il donc pour parler du bonheur et le susciter AUSSI, comme par contagion ? L’efficience du texte qui semble conférer magiquement à celui qui le lit ce dont il traite me laisse rêveur. Est-ce là une preuve du charisme prêté à l’auteur ? Ou les résultats d’une campagne marketing bien menée de pop-philosophie ? Je pense à tous ces livres de sagesse qui dorment dans le silence et la poussière des bibliothèques. De quoi les rendre jaloux.
Ce bonheur transfusé comme on recharge un smartphone par induction est-il durable ? Est-ce qu’il “tient” comme on parle de la tenue d’un parfum ? Où est-ce une caresse consumériste, un “stroke positif” qui vient effleurer votre cerveau et puis s’évapore ?
La jeune femme a disparu dans le cloaque parisien avec son secret… Me voici avec cette absence sur les bras. Les visages dans le bus sont devenus ternes et ordinaires.
(Á suivre les mercredis et samedis)
Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Voilà qui nous pose la question, si importante, de la vraie valeur d’un livre… Frédéric Lenoir est en fait quelqu’un qui est loin d’être inintéressant, il a écrit des choses assez sérieuses et beaucoup d’autres qui le sont bien moins, il est évidemment rentré dans la cohorte des auteurs « feel good » et des vendeurs de best sellers. Comme j’en connais deux ou trois autres, je me pose toujours la question (que je n’ai jamais osé leur poser !) de savoir si c’est un piège où ils sont tombés malgré eux ou pas, s’ils ont voulu ou pas ce large succès, s’ils ont cyniquement choisi un créneau, ou s’ils sont sincères en voulant aider leurs contemporains. Je pense qu’en fait la plupart n’ont pas une excessive prétention à laisser une trace dans la pensée… et qu’ils ne se prennent pas vraiment pour des philosophes (sauf Onfray, peut-être). Lenoir semble donner l’impression de vouloir garder quelque chose du christianisme alors qu’il n’y croit plus (mais je l’ai peu lu, c’est vrai ; un peu quand même).
Votre texte montre qu’au moins le lire peut faire du bien. Après tout, c’est respectable. Si quelqu’un se sent vraiment mieux en lisant un de ses livres, de quel droit dire que celui-ci est absolument sans valeur ? Il a au moins cette valeur-là, cet effet sur certaines personnes. Pas toutes, évidemment, pas vous, pas moi. Nous ne faisons pas partie du public visé. Le large succès est moins insupportable pour ce genre de livre que pour les mauvais romans qu’on réussit à vendre à coup de campagne de presse, les écrits qui prétendent être de la littérature alors qu’ils n’en sont pas.
Mélancolie, tout de même, de se dire que cette jeune femme pourrait sans doute trouver un aussi grand réconfort dans une lecture de meilleure qualité qui lui ouvrirait davantage d’horizons. Mais qui la lui conseillerait ? Quel libraire, quel bibliothécaire, quel ami ? Dans quelle émission de radio ou de télévision pourrait-elle trouver de quoi éveiller sa curiosité pour des textes de vraie valeur ?
Cher Jean-Yves Masson, merci pour ce qui est plus qu’un simple commentaire : le juste prolongement réflexif de mon “portrait-rencontre”. Vous posez les bonnes questions avec l’ouverture d’esprit et le relativisme d’un vrai lecteur/éditeur : il y a autant de manières de bénéficier d’un livre (quel qu’il soit) qu’il y a de lecteurs (quels qu’ils soient) pour connaître ou tenter de connaître la vérité sur soi, comprendre qui ou ce que l’on est… La modeste tentative de la lectrice du bus 26 n’est pas moins honorable que celle du professeur au Collège de France… Et il n’est pas dit qu’elle (en) est moins heureuse.
🙂
Si j’avais croisé cette jeune fille je lui aurais conseillé ma lecture « self help » ou « feel good » du moment: « Remouille moi la compresse » de San Antonio.
Et je suis sûr qu’un dialogue fructueux aurait suivi avec un prolongement intéressant.
Question subsidiaire. Sénèque ou Epicure ont-ils inventé la littérature « Développement personnel et je me sens bien »? (je lutte contre les anglicismes.)
Certes, rien que par ses titres San Antonio est nettement plus “porteur” que Lenoir, Sénèque ou Epicure… J’avoue ne l’avoir jamais lu, est-ce grave docteur ? 😉