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Quoi ma gueule ? « Portraits » (VI)

Patrick Corneau

C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…

Le missionnaire de la culture

La halle Saint-Pierre, un ancien marché au pied de la butte Montmartre reconverti en « Centre culturel parisien de l’art brut et de l’art singulier » avec bar, librairie, salle de spectacle et espace d’exposition. Je viens voir Raw Vision 25 ans d’art brut.
Au rez-de-chaussée, dans la semi-obscurité, j’entends une voix forte. C’est un homme âgé avec un groupe d’adolescents, lycéens certainement. L’homme est un peu voûté, tout dans sa physionomie – jusqu’au négligé élégant de ses vêtements – désigne l’ancien professeur d’art plastique, artiste non réalisé occupant sa retraite à favoriser bénévolement la transmission des arts et des styles. Il connaît bien les artistes et les œuvres, il s’efforce de communiquer son intérêt, sa passion au petit groupe. Les “ados” paraissent indifférents, les premiers rangs suivent la présentation avec une sorte de stupeur dans le regard, un mélange de terreur et d’incompréhension. Chez certains, sourire vide – on frise l’encéphalogramme plat. Dans le fond, on déconne en sous-groupes de 2 ou 3, avec des apartés moqueurs, des garçons lutinent les filles. Des solitaires s’éloignent pour chater tranquillement sur leurs portables…
A mesure qu’il avance dans l’exposition et prend conscience du néant qui bée devant lui, notre cicérone enfle la voix, devient lyrique, veut son admiration contagieuse et lance des affirmations extravagantes pour désassoupir son jeune public. Il jette des slogans de plus en plus radicaux, et même provocants, sur l’art, la poésie, la vie “qu’il faut réinventer”. Il s’échauffe, s’emporte, s’enflamme. On sent une colère rentrée. Les “djeunes” restent de marbre – pire, la déconnade gagne les premiers rangs. Le naufrage semble imminent. C’est pathétique. Je sors.

Au bar où l’on me sert un café, toutes les filles du groupe se sont collées au comptoir et réclament à cor et à cri des boissons fantaisies en brandissant des cartes de crédit. Le missionnaire de la culture est assis à une petite table, seul. L’estime de soi semble chez lui à un niveau d’étiage plutôt bas. Il regarde sa main : ce n’est plus la main qui a guidé le pinceau, au gré de procédés conçus et transmis par des morts illustres. Elle est devenue une autre main. Elle n’est plus cette main solitaire, qui ne dépendait que d’elle-même, dans l’espace resserré et rempli de silence de l’atelier. Mais une main qui a dû plonger ou qu’on a plongée dans un autre espace, dans celui des vicissitudes de la vie, de la détresse et de l’échec. Dans cet autre espace, elle s’est transformée. Cela ne se voit pas, mais son cœur le sait.
J’aurais aimé lui confier ce qu’Alejandra Pizarnik, la poétesse argentine, avait l’habitude de dire : “seuls les gens intelligents peuvent être seuls.”

(Á suivre les mercredis et samedis)

Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau