C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…
Greg et Cloé
Ils n’ont aucun “problème de vie”. C’est l’exemple même du couple idyllique. Ils s’aiment. Ils sont heureux. Ils se regardent d’âme à âme avec des yeux humides et ne se lâchent pas la main. Tout va bien avec leurs deux enfants tout mignons. Ils sont beaux, souriants, sensuels, tendres (“ma puce”, “mon cœur”). Et responsables : pionniers de la lutte-contre-les-antennes-relais-de-téléphonie-mobile-à-proximité-des-écoles (même s’ils pensent qu’être connecté est un droit et qu’il faut faciliter l’accès de toutes les catégories sociales à la possession et l’usage de la “tablette unique”). Ils aiment leur quartier où “ça bouge bien”. On les voit arpenter les travées de manifestations “salon des loisirs, forum des associations” où se retrouve toute une société d’admiration mutuelle qui désire se dévouer à l’Autre. Car ils veulent rendre les autres témoins de leur bonheur. Dans la conversation, ils arrivent vite à expliquer à leur interlocuteur comment ils ont fait pour en arriver là. À tout bout de champ, mimétiquement, ils disent : “Nous avons eu la chance de…”, “Nous avons eu la chance d’être invités à l’émission On n’est pas couché de Laurent Ruquier”. Ils parlent des “papas”, des “mamans”, des “bises” et des “bisous”, comme des bonnes, comme des enfants, comme des enfants de bonnes.
Ils sont éperdus de reconnaissance envers notre monde merveilleux. Tout ce qu’ils font c’est bien, c’est formidable, ça les enthousiasme : “Que du bonheur !” répètent-ils. Ils adhèrent à toutes les publi-campagnes qui veulent notre bien : rouler à vélo, croquer cinq légumes crus en repoussant les plats en sauces, donner un euro pour le micro-crédit, boire du thé cultivé sur les hauts plateaux sri-lankais par des paysans tamouls qui ont renoncé à la déforestation dans le cadre du programme “Sauvons la forêt sri-lankaise” soutenu par le fonds mondial contre la déforestation du sous-continent indien.
Ils se passionnent pour les énigmes ou les mystères de l’Histoire : ils sont convaincus que le Vatican nous ment depuis des siècles sur la sexualité du Christ, la répression des cultes païens, le secret des Vaudois, le trésor de Rennes-le-Château, etc. Ils aiment les romans qui ont un arrière-plan “spirituel”, qui racontent une “quête de sens” ou dévoilent des choses cachées depuis la fondation du monde. Après avoir lu Paulo Coelho, Dan Brown, ils se sont mis à la pop-philosophie. Greg s’est rallié au “Freud bashing” américain et à un hédonisme “décomplexé”, il dévore les livres de Michel Onfray. Cloé s’est tournée vers le bouddhisme car elle veut “prendre soin de son enfant intérieur”. Elle dit qu’elle n’aime pas les auteurs français. Elle lit exclusivement de la littérature étrangère publiée chez Actes Sud en chaussant des lunettes à monture rouge.
S’ils partent en vacances en Turquie, alors ils lisent des “bouquins” turcs, ils racontent aux enfants des contes turcs, ils mangent des kebabs et des baklavas, enfin ils se préparent. Ils ont fait une vidéo sur leurs vacances en péniche l’an dernier. Ils l’ont mise sur YouTube. Ils aiment donner des bons conseils à tout le monde. A eux deux, ils ont 1583 “amis” sur Facebook. C’est le “cool couple”. Le couple “zéro défaut”.
La plupart de leurs amis – auxquels ils ont, à la longue, inoculé une misanthropie féroce – parient qu’ils ne tarderont pas à s’entredéchirer. On attend la chute : vociférations, postillons et chagrins “light”. Oui, la vie en couple, c’est pas h’évident. Un coach les aidera à “travailler sur soi”. Peut-être rejoindront-ils un groupe de parole ? Il n’est pas exclu qu’ils se convertissent alors à l’évangélisme.
(Á suivre les mercredis et samedis)
Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
J’aime beaucoup « elle lit de la littérature étrangère avec des lunettes rouges publiée chez Acte Sud »
Délectables portraits. Mais vous savez qu’une grande qualité est de savoir rire de soi.
J’espère qu’avant la fin de l’été vous nous servirez un portrait de la catégorie de personnes dont vous (et vos lecteurs) faites partie.
Oui cher Serge, ce serait de bonne guerre, mais des traits autobiographiques sont jetés ça et là, au lecteur de les reconnaître et les rassembler… 😉 mais il n’est pas impossible qu’un “deus ex machina” surgisse en final.
Ils sont là, on les a croisés, on les connaît. C’est saisissant !
🙂 🙂 🙂