C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…
Jean-Pierre
Jean-Pierre s’étonne et s’émerveille perpétuellement de tout ce qui lui arrive. Il reçoit évènements, informations avec des étincelles dans les yeux. Tout est extraordinaire. Son pouvoir d’enthousiasme est toujours neuf. Jean-Pierre est, disons-le, un peu kitsch. Des larmes d’émotion lui viennent lorsqu’il voit une famille s’ébattre sur une pelouse comme dans le plus racoleur des spots publicitaires, à plus forte raison quand c’est sa propre famille. Famille qu’il brandit en toute occasion comme le saint sacrement, preuve à ses yeux définitive que sa vie n’a pas été vaine.
Que l’on puisse s’intéresser à lui est pour Jean-Pierre un miracle renouvelé. Qu’une publicité personnalisée tombe dans sa boîte aux lettres, qu’une télémarkéteuse le réveille un samedi-matin en l’appelant par son nom pour lui vanter les mérite d’une marque de surgelés, et le voilà tout gonflé d’importance. C’est le ravi de la crèche des forums en ligne, le gibier de jactance des influenceurs. Malgré son côté naïf, Jean-Pierre a des qualités. C’est un homme sur qui l’on peut compter. Les témoins de Jéhovah peuvent sonner à sa porte, Jean-Pierre qui est de l’espèce des gentils, les recevra, s’intéressera à leurs délires, acceptera de discuter avec eux. Peut-être même leur achètera-t-il une brochure cachant sa véhémence fanatique sous quelque rhétorique sirupeuse. Toutes les opinions étant respectables, il ne sera pas très loin de les comprendre : en tous cas, il aura fait l’effort pour cela. Car Jean-Pierre est quelqu’un qui s’efforce. Il a la conviction que tout le monde mérite compréhension, tolérance et attention, chacun ayant toujours de bonnes raisons, n’est-ce pas. Jean-Pierre est un pur produit de l’âge démocratique et cathodique. Il défend toutes les causes humanitaires, en admire les héros tout en cherchant à tolérer les discours musclés des démagogues. Une attitude politique d’où semble sourdre un semblant de sincérité est pour lui “intéressante”. Faisant partie de la frange innombrable de ceux qui ont fait des études supérieures sans avoir appris à lire, il erre dans les zones incertaines de la semi-intellectualité et cite volontiers les philosophes médiatiques comme André Comte-Sponville ou Boris Cyrulnik. En son for intérieur, il pense que les écrivains sont une espèce vouée à disparaître faute d’utilité bien définie. Jean-Pierre emploie souvent le mot “sympa”, c’est presque un tic dans sa conversation. Ainsi, il trouve “sympas” les “écolos”. Il faut sauver le monde de la technologie. Cela ne l’empêche pas de vanter sa “clim”, ni de détailler le fonctionnement de sa télévision 4K. Tombé en loisirs comme on retombe en enfance, Jean-Pierre ne désire rien que le bien-être et la sécurité. Son absence d’ambition est totale. Appariant harmonieusement la raison du technophile, le désir du consommateur et l’émotion de l’humanitaire (“c’est cool”), Jean-Pierre est existentiellement suradapté. Jean-Pierre est l’incarnation parfaite du “dernier homme” selon Nietzsche.
(Á suivre les mercredis et samedis)
Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Ah, « la frange innombrable de ceux qui ont fait des études supérieures sans avoir appris à lire »… J’adore ce portrait criant de vérité.
🙂 🙂 🙂