C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…
Camille C.
Camille fut mon coiffeur. C’était un petit homme râblé, avec une belle chevelure blanche, drue, en brosse, merveilleusement conservée (“grâce au savon de Marseille” disait-il). Son salon était minuscule, il le tenait avec son épouse, une ancienne jolie femme au sourire jocondien, des gestes lents, silencieuse mais moins mutique que la shampouineuse, une femme âgée, toujours en retrait, avec un air absent.
Camille parlait avec la gouaille d’un gars de Ménilmontant qu’il n’était pas – il venait de la banlieue nantaise, famille nombreuse, enfance difficile, école tôt quittée. Il commentait l’air du temps, jaugeant avec finesse le client pour savoir jusqu’où il pouvait aller trop loin… Au fil des séances, entre trois coups de ciseaux et un passage de peigne, je recueillis pendant deux années les substantifiques éclats de sa pensée :
« Aujourd’hui tout est dans la surface. Tenez, vous achetez une montre. Elle est électronique. C’est magique qu’y disent mais derrière les chiffres Y’A RIEN. »
« Il faut penser à tout : les clés, la carte de crédit, de fidélité, la Vitale… Normal si avec tout ça vous oubliez vot’ femme dans le coffre. »
« Les filles aujourd’hui elles portent plus de culottes, elles ont des STRINGS – c’est plus facile à laver ! C’est comme les aspirateurs, elles mettent plus de sacs, c’est trop de travail, elles ont des DYSON, ces machins en plastique que tu retrouves 2 mois plus tard sur le trottoir ! »
« Y sont tous dans les cafés ! Tu vas sur la place, tu fais une photo de la terrasse, tu refais la même chose un an plus tard, eh ben sur la photo, C’EST LES MÊMES ! »
« Schott ? Ah oui c’est pas un toubib, c’est un Professeur, il officine à la Salpêtrière. C’est lui qu’a envoyé ma femme au contrôle technique. »
« Quand vous entendez ça, vous rigolez du fond de l’intérieur. »
« Le système moderne, moi je suis pas chaud, ça m’impressionne. »
« Ici y a pas de machine à carte bleue, j’en veux pas c’est de l’arnaque. L’autre jour, je vais à la banque. Vous êtes archaïque qu’y me disent. Non, je suis conservateur. J’aime les vieux meubles, en vrai bois. »
« Le mec qui vend des capsules, le George Clooney qu’a arrêté tout Venise avec son mariage, et ben il est bisexuel ! Oui, Monsieur. Hier j’ai coiffé un journaliste de TF1, y paraît que le George il avait un petit cochon dans son lit. »
« Si je perds un billet de 500€, ça me fait un trou dans le cerveau. »
« L’Atlantique c’est vivant au lieu que la Méditerranée c’est fermé. »
Sous le bagout franchouillard, je compris vite que Camille avait des inclinations idéologiques plutôt louches. Mais j’étais sur le motif, je ne bronchais pas.
Un jour Camille ferma son salon pour prendre sa retraite. Le local rouvrit sous l’enseigne d’une onglerie tenue par des Chinois. On restait dans le cosmétique. Tout ce qui pousse mérite d’être coupé.
(Á suivre les mercredis et samedis)
Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.