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Quoi ma gueule ? « Portraits » (XII)

Patrick Corneau

C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…

Pilpoul

M. – M. est une de ces femmes qui combinent une beauté saine avec un débraillé hystérique ; des élans de lyrisme avec un esprit très pratique et très terre à terre ; un mauvais caractère avec de la sentimentalité et des abandons langoureux avec la ferme capacité d’envoyer balader quelqu’un. Nous nous rencontrons non loin du Centre Pompidou.

– Fasciste.

– Idiote.

– Tu l’es, tu l’as toujours été.

– Non, fichiste à mes heures et vichyste pour l’eau…

– Tu as trahi.

– Qui ?

– Moi, tout…

– Toi et tout cela fait une grosse différence. Toi plus le tout, c’est beaucoup dans la barque d’un seul homme.

– Un homme qui lit et admire Paul Morand n’est pas fréquentable !

– Je l’ai assoupli en lisant Chardonne, j’ai fait entrer des relents de vieux placards de maisons de province dans les lugubres salons de l’avenue Charles-Floquet…

– Hum… c’est de l’air très confiné.

– Une fille qui admire Frédéric Lenoir n’est pas sortable.

– Aujourd’hui je lis Frédéric Schiffter…

– D’un Frédéric l’autre, du pareil au même…

– Crypto-fasciste.

– Néo-idiote.

– Pourquoi “néo” ?

– Tu ne l’as pas toujours été.

– Merci.

– J’ai vu ton ex-mari avec son infirmière de femme. C’est un petit vieux très affable.

– Maintenant que j’ai lu Du Bonheur, un voyage philosophique, je peux à nouveau lui parler…

M. – M. me jette un sourire en coin derrière ses lunettes de myope. Les verres épais comme des hublots de machine à laver rapetissent et dédoublent ses pupilles. Je soulève les miennes, je la vois floue. Elle serait presque belle.

– Bouffon.

– Crevure.

– Tu m’écriras ?

– Oui.

– Tu as mon adresse ?

– Non.

– Tu la veux ?

– Non.

– Méchant !

– L’addition est pour moi.

J’interromps cet éternel pilpoul des êtres frustrés, jamais rassasiés, jamais rassurés. M. – M. se recroqueville comme l’huître sous le citron, me jette un regard indifférent puis se lève, quitte le café dans un grand mouvement de gestes, d’air et de fierté narcissique, pressée de rejoindre le Forum des Halles. Reste un silence réprobateur. Comme si le lieu était insonorisé. Les bruits de la vie reviennent, la circulation du boulevard de Sébastopol enfle à nouveau. Je me replonge dans les Minima Moralia de Theodor W. Adorno et trouve cette phrase que M. – M. aurait sûrement approuvée : “La glorification du caractère féminin implique l’humiliation de toutes celles qui le possèdent.” Quel ronchon génial cet Adorno !

(Á suivre les mercredis et samedis)

Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau