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Quoi ma gueule ? « Portraits » (XIII)

Patrick Corneau

C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…

L’Absent

“Mais fondre où fond ce nuage sans guide.” A. Rimbaud

Le lui avait-on assez reproché, enfant, d’être dans la lune ou la tête dans les nuages. Il est vrai que certains jours ou à certaines heures, il se sentait néphélibate* dans l’âme… L’image lui plaisait, les nuages et la lune étaient des pays voisins peuplés de foules de rêveurs égarés. Commencer à rêver, s’attarder en esprit auprès d’un lieu ou d’un être, c’est déjà aimer. On connait déjà par ces frôlements incessants de l’âme, par ces pensées vagabondes où toujours revient se glisser une image, une vision. Les plus riches attentes se font en toute inconscience, promesses indécises prêtes à se déployer. Quand on voit enfin la chose, nous sommes prêts au coup de foudre. Aimer, c’est reconnaître. Admettre que nos appels ont frayé leur chemin vers la réalité, ont façonné les formes qu’il nous faut accueillir.

Il était ainsi fait que, parfois, il avait besoin de trouver refuge en lui-même. Mettre un instant le vacarme du dehors en sourdine, s’abandonner au courant des divagations heureuses ou terribles, faire silence. La solitude est amicale, réconfortante à qui sait en jouir. C’était une retraite paisible et pacifique. Non une fuite, un rejet des autres, mais un recentrement, un retour aux sources, une bouffée d’air.

La politesse dont Paul Valéry disait qu’elle est l’indifférence organisée, lui paraissait la juste réponse au dérangement du quant-à-soi par autrui. Au risque de l’incompréhension, parfois du blâme. Le retrait, la retenue par discrétion plus que par timidité peuvent coûter cher. L’aveu non déclaré vous est retourné à charge : “orgueil”, “froideur”, “incuriosité”, “passivité”. Ne pas insister, faire les choses comme ça, “en passant”, avec la grave légèreté de la sprezzatura, n’est plus de ce monde. Et puis qui comprend la pudeur, l’effroi des contacts appuyés ?

Adolescent si secret, et si bouleversé par certaines musiques, orientales ou de jazz, le faisant sortir hors de lui, loin de lui qu’il coupait le son dès qu’il n’était plus seul de crainte que l’admiré ne révèle infiniment trop de ses pensées.

Parfois il se sentait coupable d’être rétif à l’air du temps, de s’y engouffrer si mal et plus seul encore de s’être coupé des racines de l’enfance, de son trésor d’images et de joies innocentes. Alors il allait se réfugier dans la lecture afin de se consacrer à son véritable travail qui consistait, pour ainsi dire, à courtiser des parts lointaines de lui-même.
Son esprit s’absentait de son corps, il flottait. On le disait “absent”.
Non, il était présent ailleurs.
* Néphélibate : qui vit dans les nuages.

(Fin)

Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau