Patrick Corneau

Tous ces talk-shows et autres émissions blablatantes pleines d’experts (pléthore de directeurs de recherche au CNRS et de professeurs à Sciences Po) ne sont là que pour diluer le « tragique de la vie » dans un agréable bavardage qui le rend sinon imperceptible, du moins supportable homéopathiquement.

Ceux qui jugent « potable » une chose, simplement parce qu’on l’a beaucoup encensée – peut-être trop sans doute – sont blasés. Ceux qui ne peuvent plus apprécier une chose parce qu’elle ne permet plus de se démarquer dans l’opinion sont d’éternels snobs. Il est étrange qu’il faille du courage pour redécouvrir sans aucune gêne la fraîcheur d’un classique et affirmer la persistance de son propre émoi même quand il n’a rien de très original.

Qu’est-ce qu’un « post-catholique » ? Sur le plan du contenu, les doctrines et le discours lui sont devenus quelque peu étrangers. Sur le plan de la forme, le langage lui reste familier au point de ne pouvoir se détacher de la beauté – de la beauté usée de la chrétienté et de ses rituels.

« Vous devez constamment vous tranquilliser pour que cela reste un peu vivable. Sinon pourquoi partagez-vous toutes ces photos de vacances de votre famille radieuse dans des lieux inondés de soleil ? Qui faut-il tranquilliser en l’occurrence, l’entourage ou vos regrets, et qui sait, votre honte ? » Beau commentaire à notre rage de divertissement (au sens pascalien) dont je n’ai malheureusement pas noté l’auteur.

Il n’est nullement écrit (sauf pour de stupides émissions de télé-réalité) que vivre sous les sunlights en pleine lumière cathodique rende plus heureux ou plus intelligent. Connu – pas même reconnu – est ce qui importe. Comme l’a dit justement Serge Rachmaninov : « Le talent est un facteur de moindre importance dans l’échafaudage d’une carrière. » Une carrière d’histrion.

Selon Alexander Kluge, Proust traduit en allemand par Walter Benjamin devient meilleur qu’en français. On dit qu’Heidegger est bien meilleur quand il est traduit. Je connais quelques auteurs brésiliens qui ont gagné en qualité en passant dans notre langue. 

Il était capable d’écrire de belles et nobles phrases sur de grands auteurs classiques sauf qu’à la moindre critique il perdait ses nerfs comme la première midinette venue.

Bévues d’écrivains dont on doute qu’elles soient le résultat de stupides coquilles : X auteur éminemment cultivé écrit que Balzac, sur son lit de mort, réclamait la présence du « docteur Berrichon » !

On peut mettre de l’eau dans son vin mais pas dans son encre.

À force de lire des livres trop intelligents, il avait fini par produire des livres pleins de bêtises intelligentes. Comme si une sorte d’intelligence de l’intelligence, plus perspicace et plus simple à la fois, prenait un plaisir sadique à rabrouer l’intelligence qui fait la maline en la faisant trébucher : un bête petit croche-pied pour la remettre à sa place…  

Parce qu’elle fait métaphore pour la langue française qui, par la toute-puissance des imbéciles, attire leur moquerie haineuse : on peut écrire en français correct « qu’il eût fallu qu’ils écrivissent ».

Dégoûts et des douleurs.

Les mots sont des chevaux sans selle. 

En Normandie, on sait pourquoi on appelle « mioche » un petit enfant : celui qui ne mange encore que de la mie.

Jean Grenier fait partie de cette catégorie (rare) d’écrivains qui ont appliqué avec art et constance ce conseil de Faulkner : « N’essayez pas de dire au lecteur ce que vous voulez dire, mais faites-le se le dire pour vous. » D’où le peu d’audience de cette sorte d’écrivain.

« Il faut qu’il n’y ait rien pour qu’on y croie ; il faut que « rien ne subsiste » de la chose pour qu’on « marche » ou qu’on écrive. » Cette remarque de Michel de Certeau mérite un temps de réflexion supérieur à celui de sa seule lecture.

Ne pas croire en Dieu ni l’inverse, mais croire au ciel, croire dans le ciel au-dessus de nos têtes. Non cette chape qui nous enfermerait dans une prison terrestre mais ce merveilleux écrin perpétuellement changeant qui soulève et soulage le regard.
Le ciel nous renvoie à notre être ontologique. C’est pourquoi l’expérience du ciel est si proche de la poésie. Et c’est la raison pour laquelle il est si difficile pour l’homme pressé de lever la tête. 

La poésie, dans ses plus hautes instances, a toujours l’air d’être à la lisière de la civilisation occidentale, loin de son centre actif qui, de sa force centrifuge, répulsive, la relègue aux marges.

Quand on a compris (admis) que le métabolisme est plus fort que la volonté, on accepte la mélancolie. Avec mélancolie.

Razbliuto, mot russe qui n’existe dans aucune autre langue et nomme le sentiment de tendresse attristée et mélancolique que l’on garde envers quelqu’un que l’on a aimé jadis.

Le côté possessif est beaucoup plus marqué chez les femmes que chez la plupart des hommes. Certaines ruptures sont de vraies libérations. Avoir été aimé – même de manière possessive – et par chance plusieurs fois, reste une faveur insigne.

Combien de fois avons-nous donné du bonheur à autrui sans nous en rendre compte ? Cet aveuglement, comment le qualifier ?

Ne pas avoir d’enfants à au moins un avantage : n’avoir pas à se plaindre de leur ingratitude.

Quel type de bêtise préférez-vous ? La bêtise savante et raffinée de Bouvard et Pécuchet – qui ne sont pas tant des idiots que des esprits faux – ou la « bêtise probe des simples » (Musil), celle des gens qui, comme la Félicité d’Un cœur simple, n’ont pas inventé l’eau tiède mais ont le cœur sur la main ? Lourd silence de Monsieur Teste…

Bêtise magistrale : il faut ne rien comprendre pour oser tout expliquer.
Bêtise écolière : les gens qui ont besoin d’explications sont justement ceux qui ne les comprennent pas.

« Herméneutique de la réticence », ainsi a-t-on nommé l’œuvre de Nicolás Gómez Dávila. Aurai-je la présomption de dire que cette formule définit parfaitement la sorte de relation que, par nature, j’entretiens un peu avec les choses, beaucoup avec les bêtes, passionnément avec les hommes ?

La fameuse « inadéquation entre soi et soi » (Derrida) : ce conflit tellement essentiel pour l’art en général et la musique en particulier. J’ai envie d’ajouter entre l’œil et le lorgnon, entre la lucidité et la mélancolie… 

Mettre les voiles. Écrire pour prendre congé. Du temps, de soi-même. Écrire pour ne pas faire partie du reste, pour moins en faire partie.

Grande colère cinéphilique : entendre dans Soupçons d’Alfred Hitchcock la diaphane, timide et un peu hautaine Joan Fontaine affublée du ridicule surnom de « Ouistiti » par ce grand dadais, joueur vulgaire et minable coureur de dot interprété par le lisse Cary Grant.

Ouvrir Le Père Goriot au beau milieu du texte et se voir confronté au lecteur lycéen (ou peut-être même collégien) à travers les passages soulignés. Surgit un lecteur petit-romantique, au sens où l’on dit petit-bourgeois, dont le souvenir suscite autant de répulsion que de tendresse.

Ceux qui ne peuvent prétendre à la carrière d’écrivain deviennent professeurs, ceux qui ne peuvent enseigner deviennent des critiques (car il s’agit d’enchaîner les consciences, de circonvenir les esprits, de les convaincre à défaut de pouvoir les modeler). À chaque vocation l’éclair de la création s’éloigne.

Le retour de la fille prodig(u)e – Maintenant que la voici enfin de retour après de longues années d’errance, elle se présente devant la vieille. La vieille est devenue aveugle – elle lui dit de s’approcher afin de pouvoir la reconnaître en palpant son visage. Elle s’approche, non sans crainte. La vieille plonge alors ses ongles dans ses orbites et tente de lui arracher les yeux.

Une mère qui, craignant d’être enterrée vivante, avait au préalable prié ses fils de faire des trous dans son cercueil afin qu’elle puisse respirer. Obéissants, ils s’exécutèrent à la perceuse.

X circonspect, voire même hésitant dans les salles d’exposition, feignait d’avoir un goût en peinture et connaissance de l’art qu’il ressuscitait et administrait sur un ton péremptoire au fil de ses conversations.

Il n’entend pas la musique, ne voit pas la peinture : parce qu’il veut COMPRENDRE. Autant traire un bœuf ! La musique, la peinture ignorent ceux qui s’acharnent à vouloir les comprendre.

La « concupiscence des yeux » dont parle Pascal est sans conteste ce qui infusait le lourd contentieux de son amour-haine de l’image. Sous l’iconophilie affichée, revendiquée, on devinait le continent immergé d’une foncière, inaliénable, viscérale iconophobie.

« Finalement, nous maintenons le Sens » déclara-t-il sobrement à la fin de la conversation. Soudainement, j’eus honte de ce j’avais pu dire. 

N’étant pas parti très haut (intellectuellement), il ne risque pas de tomber bien bas. Non, ce n’est pas une insulte, c’est une métaphore.

Tel Sisyphe il aura roulé et remonté son surmoi toute sa vie.

Jetez un crapaud dans de l’eau bouillante, il en sortira d’un bond, échaudé mais vivant. Jetez-le dans de l’eau froide sur le fourneau et allumez le gaz, le crapaud restera dans l’eau, s’adaptant d’instant en instant, se réajustant sans cesse à des circonstances de plus en plus adverses. Il finira par en mourir, bouilli. Qu’en est-il de l’homme ?

Dans certains sous sols de la capitale, non loin de l’Hôtel de Ville (où l’on réécrit les plaques commémoratives en langue inclusive), plus exactement au rayon bricolage du BHV, d’abominables individus majoritairement hétérosexués parlent encore un jargon abject, avec des « prises mâles » et « prises femelles »… Il faut urgemment dénoncer ces dérapages linguistiques et les requalifier en « intrusives » et « réceptives » pour ne pas perdre de vue la nocivité mâle, qui n’échappe plus à personne de nos jours, mais aussi afin de souligner le caractère positif, accueillant et bienveillant du mundus muliebris.

Le poète Jaime Gil de Biedma y Alba identifie deux pulsions de nature différente qui débouchent sur l’écriture. On peut écrire par effusion, comme le pin exsude sa résine, ou par irritation, comme l’huître qui sécrète une perle pour enrober ce qui la blesse. Je suis par inclination plus souvent dans l’effusion admirative – même si je trouve la seconde position intellectuellement plus stimulante.

Aragon, définissait la critique comme une « pédagogie de l’enthousiasme ».

Parfois, impression de parler seul, comme une télévision qui resterait allumée dans une pièce vide et ferait l’intéressante…

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau