Patrick Corneau

Le billet ci-dessous a été écrit en décembre 2017. Si je le redonne en l’actualisant, soit plus de 5 années plus tard, cela tient au fait que la situation préoccupante de l’hôpital public décrite par Paul Yonnet en 2010 est devenue d’une actualité plus que brûlante : hurlante ! En 12 ans le système de santé français s’est progressivement effondré. Pour prendre toute la mesure de cette catastrophe nationale et des souffrances qu’elle induit au plus près de chacun d’entre nous, il faut lire dans Le Monde (du 17 janvier 2023) l’article accablant de Vanessa Schneider sur le parcours honteusement chaotique des derniers jours de son père, le psychanalyste et écrivain Michel Schneider, dans les hôpitaux parisiens de janvier 2020 à juillet 2022 (date de sa disparition) : édifiant, c’est-à-dire absolument terrifiant et révoltant…
Par ailleurs, l’essai de Paul Yonnet Voyage au centre du malaise français où il se livrait début 1993 à un diagnostic sans complaisance du discours anti-raciste et de ses effets délétères, vient d’être opportunément réédité par les Éditions du Toucan/L’Artilleur avec une préface de Marcel Gauchet, fondateur avec Pierre Nora de la revue Le débat, et premier éditeur de ce livre chez Gallimard ainsi qu’une postface d’Éric Conan, ancien directeur de la rédaction de Marianne.
Si, en fin de volume, Éric Conan
 évoque les termes édifiants de la campagne infâme orchestrée contre Paul Yonnet par la presse de gauche, Marcel Gauchet dans sa présentation s’attache à montrer comment les analyses remarquablement documentées du sociologue sont devenues la routine d’un pays morcelé : « 
Certes, les modes se démodent, les « potes » sont passés à autre chose, le vocabulaire a évolué, mais le fond, lui, n’a pas vraiment bougé. L’interdit dont Paul Yonnet a fait les frais, l’un des premiers, s’est consolidé, généralisé, systématisé. La peur de se voir rangé parmi les pestiférés a fait son office à tous les étages. En retour, la protestation contre les conséquences de ce qui est réputé ne pas exister n’a pas manqué de grandir, d’autant plus confuse et démagogique qu’il n’y a personne pour l’éclairer.
La fracture entre le sommet qui parle et la base qui subit n’a cessé de s’élargir. La société française s’est enkystée dans un déni qui la ronge. Elle s’est enfoncée dans l’impossibilité de se saisir de la question politique la plus difficile et la plus fondamentale de notre époque : l’articulation de la nécessaire ouverture à la diversité du monde et de la non moins nécessaire fermeture exigée par la maîtrise démocratique des effets de l’ouverture. Une question qui n’appelle pas moins que la révision en règle de la philosophie de nos régimes, depuis le statut de l’État-nation jusqu’à la relation entre droits individuels et souveraineté collective
. »
Á tous ceux qui ne se résignent pas à une démocratie de l’escamotage et des faux-semblants, la (re)lecture de ce livre est hautement recommandée.

Je voudrais remercier mon ami Chritian Thomsen, médecin et blogueur, qui m’a très obligeamment indiqué l’article de Vanessa Schneider.

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Patrick aime beaucoup !Si vous êtes rousseauiste et croyez en la bonté naturelle de l’homme, passez votre chemin ce livre n’est pas pour vous. Si vous acceptez d’affronter les nouvelles, toutes les nouvelles y compris les mauvaises – bref si vous ne renâclez pas devant le dysangile du présent et son froid reflet de la condition humaine, alors la voix de Paul Yonnet vous sera précieuse.
Paul Yonnet, essayiste et sociologue atypique fut engagé dans le mouvement contestataire de mai 68 où il rencontra Marcel Gauchet et Jean-Pierre Le Goff*. Il est l’auteur notamment de Jeux, modes et masses et surtout de Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national qui, à sa sortie, avait suscité une vive polémique inaugurant le politiquement correct à la française (diabolisation et refus de débattre) et se révèle aujourd’hui cruellement prémonitoire. Paul Yonnet est mort le 19 août 2011. Il avait 63 ans. Il demanda que soit gravé sur sa tombe « Gaudium veritatis » (« La joie de la vérité »).
Son dernier livre Zone de mort qui relate l’épreuve ultime de sa lutte contre le cancer est une traversée dont on ne sort pas indemne. Les récits de ce genre sont devenus légion dans une société où la condition de victime est désormais placée au cœur des projets littéraires. Précisons qu’il s’agit de tout autre chose qu’un témoignage cherchant à jouer sur notre propension à l’empathie. Paul Yonnet était un alpiniste émérite et un marathonien de bon niveau, il s’estimait miraculé après avoir subi et guéri d’un premier cancer (lymphome) à 22 ans ; il prenait la vie de front, à bras le corps, sans s’illusionner comme dans son travail de sociologue et a fortiori dans l’écriture considérée comme une « épreuve de vérité ». D’où ce texte hors norme, à la fois sans concession et lumineux, à la pointe de la lucidité pour dire la maladie, l’épreuve qu’elle représente, les horreurs qu’elle suppose, mais aussi la chance qu’elle offre grâce à l’écriture d’approcher au plus près et en pleine conscience le tragique de la vie. On est saisi par la puissance du désir de vie qui traverse cette « zone de mort » où alternent les moments de rémission favorables aux réminiscences, de sérénité, de doute, de révolte, d’angoisse et de chaos. Paul Yonnet ne s’en laisse pas compter, même aux moments les plus durs, son œil de sociologue franc-tireur (antidogmatique et promoteur du non-verbal) démasque, décrypte la mascarade d’une médecine toute puissante, terriblement efficace et parfois effroyablement inhumaine (pour la bonne cause bien sûr). Machine qui fonctionne pour fonctionner, soigne, traite et répare dans l’abnégation jusqu’à en oublier l’humanité même de ses patients devenus des cas, des dossiers, des numéros, des assurés ou des bénéficiaires – bref l’hôpital est devenu une administration pléthorique où l’on ne gère plus que des masses, des stocks, des flux, des colonnes de chiffres, de la rentabilité – des abstractions… (voir ma chronique « Il y a péril en la grandeur »). En son temps, Ivan Ivan Illich dans son livre Némésis médicale avait dénoncé l’hypertrophie** de l’institution médicale et ses effets pervers – il écrivait : « Pour ce qui est de son pouvoir destructeur dans le domaine symbolique, l’institution médicale tient maintenant le premier rang parmi des institutions qui, par ailleurs, peuvent être aussi contre-productives qu’elle. » Ceci dit, la tâche de ceux qui, quotidiennement et à tous niveaux, maintiennent contre vents et marées l’institution et pallient courageusement ses dysfonctionnements est d’autant plus admirable.

Il est désespérant d’entendre un homme, après avoir subi l’innommable de ce qu’il appelle « la nuit du Stilnox »*** dans le service de réanimation d’un grand hôpital, avouer au bord de la mort qu’il a désormais perdu le peu de confiance qu’il avait en l’espèce humaine: « La nuit du Stilnox avait brisé mon idéal de retour parmi les vivants. Elle avait atteint ma capacité à croire en quelque bonté de l’homme dans ses rapports avec autrui, elle avait chassé la confiance, remplacée par son exact contraire, la méfiance ; chacun aurait désormais à démontrer sa bonne disposition ; toute relation serait hypothéquée par une précaution vers laquelle l’expé­rience limite que j’avais connue m’avait renvoyé comme une balle. Mais j’avais continué à entretenir des rêves. Je m’étais représenté que le retour à la vie civile serait une fête, oh ! pas une fête publique, mais une addi­tion de petits bonheurs qui me rendraient à l’habitude, où ils gisent. Moi qui aime cuisiner et manger (…). A l’hôpital, j’avais perdu quelque chose de bien plus grave que l’appétit, le goût. Je n’avais plus le goût de rien. Auparavant, je vivais pour manger. A pré­sent, je mangeais pour vivre. Par obligation. »

La dernière partie de ce livre posthume est un hommage à la littérature que Paul Yonnet, auteur de romans sous pseudonyme, célèbre en relisant certains de ses auteurs favoris (Rousseau, Bernanos, Céline, Valéry, Gide). Mais c’est une lecture empreinte du pessimisme d’un homme déçu, abattu qui vient chercher paradoxalement un réconfort et une confirmation d’un bilan de vie (« Seule la connerie humaine est invincible« ) dans la noirceur d’un Céline ou le pessimisme final d’un Rousseau que l’on n’a pas voulu entendre. Les dernières pages sont consacrées aux « Destinées » de Vigny dont Paul Yonnet nous dit qu’il a fait son livre de chevet des Poésies complètes. C’est avec les vers de « La mort du loup » que s’achève ce parcours unique et tragique. Ça n’est pas peu pour dire l’exemple de souveraine dignité humaine que fut Paul Yonnet nous livrant avec ce livre l’art perdu de souffrir et de mourir, autrement dit de vivre.

* La belle préface, sensible et fraternelle, que Jean-Pierre Le Goff avait donné pour ce volume n’a malheureusement pas été reprise dans la nouvelle édition.
** Hypertrophie car le système doit répondre à une demande devenue exorbitante, proprement insoutenable puisque devant faire face à toutes les situations comme l’explique Olivier Rey dans un passage de L’idolâtrie de la vie (Tracts n°15, Gallimard, 2020).
*** Paul Yonnet dénonce avec vigueur les dérives sadiques auxquelles se prête le petit personnel des équipes de nuit en se servant de ce somnifère pour manipuler les malades jugés « récalcitrants » (il est de notoriété publique que l’on procède de même dans certains EHPAD vis à vis des personnes âgées dites « agitées »). La paradoxale sacralisation de « la vie nue » comme l’a montré Olivier Rey permet de déposséder le patient de sa santé et autorise tous les excès, tous les abus au nom de ce Bien supérieur devenu une forme nouvelle d’idolâtrie laquelle, corrélativement, engendre toutes les soumissions acceptées (ou contraintes sous tranquillisants)…

Zone de mort de Paul Yonnet, préface de Jean-Pierre Le Goff, Éditions Stock, 2017 ‎(21,50€).
Voyage au centre du malaise français – L’antiracisme et le roman national de Paul Yonnet, préface de Marcel Gauchet, postface d’Éric Conan, Éditions du Toucan/L’Artilleur, 2022 (20 €). LRSP (livres reçus en service de presse)

A écouter (ou podcaster) sur France Culture l’évocation de Paul Yonnet dans Répliques du 25/11/2017 avec Jean-Pierre Le Goff et Philipe Raynaud et l’entretien entre Olivier Rey et Pierre Manent « La vie et la mort à la lumière du coronavirus » du 05/10/2020.

Illustrations : (en médaillon) Image origine internet – Photographie de Paul Yonnet ©Le Figaro / Éditions du Toucan/L’Artilleur – Éditions Stock.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau