Patrick Corneau

D’accord, je l’admets, je fais quelque chose qui n’est pas bien. Quelque chose qui n’est pas de bon goût. Intellectuellement. Qu’un intellectuel de bon ton abominerait, réprouverait, comme Alain Finkielkraut par exemple (bien que…). JE VAIS SUR NETFLIX, je me balade dans les séries – je suis sériephile, « series fan ». C’est pas sérieux, je sais. Vu mon profil sur FB et la qualité de mes « suiveurs »  et « abonnés » ici même. Mais je me fiche de mon profil et les « amis » sont tous des alter egos… 

J’aime beaucoup les séries anglo-saxonnes mais surtout nordiques, danoises (merveilleux Borgen !), suédoises, norvégiennes, finlandaises… Plus c’est au nord, plus c’est glacial, triste et glauque, plus c’est socialedémocratiedéprimant. J’adore. Outre le fait que c’est rafraîchissant (le sud devient un four), il y a là les éléments avant-coureurs de ce que nous serons dans dix ans. Si le quoiqu’ilencoûte ne vide pas les caisses. Avec un gouvernement illibéral droitiste, probablement. Parmi ces séries, j’aime beaucoup les thrillers (prononcez « frilairse » comme sur France 2). 
Je regarde en VO, le son est étonnant. Les voix surtout : le suédois sonne comme un évier qui se vide, ça glougloute. Le norvégien, plus rauque, plus tellurique comme un bruit de canalisation. Les sous-titres sont en jaune à cause de la neige (!). Poussée par le blizzard, elle nimbe d’un voile de blancheur d’abominables turpitudes… La distribution est toujours la même. Un enquêteur looser, fatigué, avec un lourd passif, passablement largué – un(e) adjoint(e) jeune, belle chevelure, dentition américaine à rayer le parquet, maltraite fébrilement son smartphone – l’inévitable médecin légiste, bon sens d’acier, caustique, aime la ramener, effet de réel et humour au ras du cadavre. Couronnant ce trio, le procureur (le proc’) ou le directeur général de la police, mal luné, exigeant, veut clore le dossier fissa, pas de vagues, pressions, compromissions politiques, éthique douteuse. Sur cette trame de base, on entrecroise des fils, des histoires personnelles (défaite amoureuse, maladie grave, stress post traumatique, conflit générationnel, etc.), des sujets « sociétaux » (drogue, scandale d’état, écocide, trafics d’organes, de bébés, etc.), on introduit un solide MacGuffin et hop ! Résultats variables : entre l’ennui rassérénant d’un intérieur IKEA et le feu à l’estomac après un akvavit. Parmi les personnages secondaires, un invariant : l’adolescent revêche. Presque toujours une « ado ». Mal dans sa peau, physique ingrat mais pas trop (faut pas casser le casting), disons gretathunbergien, donnant des leçons à des boomers (ou néoboomers) dépassés. A la moindre contrariété, cette radieuse engeance fulmine (en vernaculaire) un « fuck it » ou « it sucks » généralement traduit (sous-titré) par « Ah putain… » ou « Fait chier… » soit en VF : rââ putainnnn… ou faitchiiier… (allongement sur la dernière syllabe). 

Évidemment c’est pas du Yves Bonnefoy mais c’est plus palpitant que du Annie Ernaux.

Je me demande si l’activité de regarder des séries ne consisterait pas à développer des façons de vivre avec les vers de terre, autrement dit, descendre de l’empyrée pour vivre sur « le plancher des vaches », dans l’immanence du temps. Je crois sincèrement que ce pas de côté (certains diraient « dérapage ») kitschig est dialectique, nécessaire et même existentiellement vital pour comprendre cette foutue époque et ne pas la traverser comme des zombies. N’en déplaise aux âmes pures et aux mains blanches qui ne verront là qu’impardonnable dévergondage. Ne pas se salir les mains, ne pas tomber dans les bêtises. Les bêtises, passe encore… mais LA bêtise, que non ! Péché de tous les péchés… Comme dit Noémi Lefebvre : « À force de ne pas être bête, comme l’ignorent les mondains, on devient vraiment con. » On peut cultiver la défiance à l’égard de l’industrie culturelle en brandissant son Adorno ou son Horkheimer, encore faut-il frayer un tantinet avec l’objet de sa critique (ou de son dédain) si l’on prétend à un minimum de crédibilité – ce que savait l’intelligent Baudrillard qui ne méprisait aucune forme d’art si populaire soit-elle. Il ne cachait pas honteusement sa télévision dans un bahut normand ancien comme certain tartuffe de ma connaissance (chez les « savants austères » tout ce qui relève d’une certaine frivolité faite de curiosité ludique ou sensuelle n’a pas sa place…). Quant à la photographie, il la pratiquait l’œil derrière le viseur pour pouvoir en parler « de facto », directement et non « intellectualiter » c’est-à-dire sans prévention technophobe ni pulsions iconophobes devant la vie vivante, brute et brutale – questionnant cet art avec la liberté que n’ont pas les petits maîtres, les fades clercs qui toujours ont un schéma intellectuel dans la poche (ou plutôt dans leur surmoi) pour ne pas questionner leurs rigidités et changer de paradigme*… 
Laissons cela. Plutôt que de polémiquer, ce qui prend beaucoup de temps et use les nerfs, il suffit de s’en f… Le refus juvénile, épidermique, immature (façon Gombrowicz) des nobles sentiments et des dévotions faciles n’est pas un objectif mais un état d’esprit.

Au final que nous apportent ces créations ? Un nœud de traits, un complexe de choses vécues et non vécues dans nos existences – certes enkystées dans leur lot de tribulations – mais qui se trouvent agrandies, exhaussées par l’ajout d’une dimension nouvelle : celle que Georges Perec appelait un « bruit de fond », un « habituel d’époque ». Situations extra-ordinaires et flamboyantes ou infra-ordinaires et rabâcheuses mais toujours uniques. Ce pourrait être les voix d’une sorte de chœur antique, mais un chœur sans référence au drame, car nous ne sommes plus chez Sophocle. Le drame que nous vivons est par-delà tous les drames, désarmés que nous sommes devant l’étendue du malheur contemporain ; ce drame de tous les drames nous dépasse tant qu’il n’y a plus de résolution possible. Autant dire que ce drame-là a perdu toute valeur dramatique, laissant le chœur se perdre dans son interminable chant de plainte et de culpabilité. Il reste – par la grâce d’une certaine acuité sensible variable selon chaque spectateur – à saisir le dévoilement de ce qui se vit en sous-texte, ce qui suit son cours comme une basse continue, à savoir la violence des contraintes qui nous tiennent, nous assujettissent à l’Organisation générale tout en nous détruisant homéopathiquement**. Tardant à exploser au grand jour, elles restent prudemment enveloppées dans la paix conclusive (en forme de happy end) ainsi que dans les rassurantes réparations qui ponctuent ces fictions auxquelles nous aimerions croire.
Via films et plateformes de streaming, je crois avoir plus appris de « la vie vraie », cette vallée de larmes qu’on oppose si hypocritement à « la vraie vie » (dont on se gargarise sans la chercher) qu’en lisant Le Monde et Télérama cela va sans dire. Ou même en flânant, crapahutant, galérant dans Paris, ville d’expériences, sublime et tumultueuse, où l’on entend rarement le bruit de son propre sang… 
Alphonse Allais disait que sans le hareng la mer du Nord ne serait pas salée. Sans Netflix la vie vaudrait-elle la peine d’être, sinon vécue, du moins supportée ?

* Changement dépendant d’une metanoïa, d’un retournement de l’esprit.
** « En arrière des huis clos, des espèces d’espaces étaient traversés par des lignes de fuite sentimentale qui se défaisaient en eau et en fumée. Sous les manières de table, les langues se doublaient d’enroulements implicites, excavations, saccages, désirs en ingérence, poursuites métaboliques, fusions organiques, intrusions agoniques, écroulements arbitraires, comme une esthétique de la guerre ordinaire. » Noémi Lefebvre, L’enfance politique, Éditions Verticales, 2015.

« On a l’âme d’une midinette ou on n’a pas d’âme du tout. » Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Flammarion, 2022.

Illustrations : (en médaillon) image internet – dans le billet : affiche de Deadwind (Karppi) série télévisée finlandaise composée de trois saisons, créée par Rike Jokela, Jari Olavi Rantala, Kirsi Porkka.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. André Pontoizeau says:

    S’il m’arrive de m’arrêter devant une télévision, c’est toujours retenu par des idioties. La télévision, même de qualité (cela existait autrefois) vaut toujours moins qu’un livre quand il s’agit d’être intelligent; mais quand il s’agit d’être bête , elle est insurpassable. C’est son grand mérite. Il ne faut donc y regarder, pas trop souvent tout de même, que des oeuvres délibérément médiocres (et fuir absolument les émissions culturelles, cela va sans dire). Et là, dans les séries répétitives, si bien décrites par l’article, on aperçoit les obsessions, les peurs, les dégoûts, les appétits de l’époque et, comme vous le dites, on en apprend beaucoup plus qu’en lisant la « bonne presse ». Plus c’est irréel, plus cela révèle des réalités dissimulées; plus c’est bâclé, plus c’est juste (ainsi de ces téléfilms où une ville tranquille est soudain menacée par un ouragan ou une éruption, un séisme ou par un astéroïde mal luné, qui va tout dévaster, concasser, fondre ; quel désir d’en finir est ainsi avoué).

  2. serge says:

    J’ai commencé à regarder une série sur Arte, « acquité ». Je m’embarque pour 10 épisodes de 40 minutes chacun. Il faut comme moi avoir du temps libre et aimer son canapé. Et faire l’impasse sur d’autres activités.

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Patrick Corneau