Patrick Corneau

Small is beautiful, too big is ugly ?

Chaque jour, notre empathie, notre sens du care – comme on dit, est sollicité : guerre ici, conflit là, terrorisme, violences faites aux femmes, maltraitance des enfants, drame de l’immigration, déplacés climatiques, délinquance petite et grande, misère sociale, économique, sanitaire, etc. Comment demeurer diligens (en latin : « soin, attention portée à quelque chose »), attentif, aimant, lorsque tant d’êtres réclament l’attention ? Une exigence morale si haute laisse désarmé face à la croissance du nombre. Ce drame, car c’en est un, est l’un des plus cruels, quoique l’un des moins considérés de notre temps où l’instantanéité, la transparence, l’accès au moindre fait nous requièrent, nous accablent, nous submergent et finalement nous paralysent. Witold Gombrowicz a su, dans un passage de son Journal en donner une image simple et saisissante, qu’il vaut la peine de donner en entier :

« J’étais allongé au soleil, adroitement dissimulé par la petite chaîne de montagnes que forme, au bout de la plage, le sable accumulé par le vent. […]. Des scarabées – je ne saurais préciser leur nombre exact – se traînaient laborieusement dans ce désert vers des buts inconnus. L’un d’eux, juste à portée de ma main, gisait sur le dos. C’était le vent qui l’avait renversé. Le soleil lui brûlait le ventre, ce qui était sûrement exceptionnellement pénible pour ce ventre habitué à rester dans l’ombre. Le scarabée agitait ses petites pattes ; il ne lui restait évidemment plus que cette agitation monotone et désespérée – plusieurs heures avaient passé, peut-être, et il perdait de ses forces, il agonisait déjà. Moi, le colosse, inaccessible par mon gigantisme, je n’existais pas pour lui – j’observais cette agitation et… tendant la main, je le délivrais de son supplice. Il se mit à avancer, rendu en une seconde à la vie. À peine était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique, dans la même position, agitant petites pattes. Je n’avais pas envie de bouger… mais pourquoi sauver l’un et pas l’autre… ? Pourquoi celui-là… tandis que celui-ci… ? L’un serait heureux grâce à toi et l’autre devrait souffrir ? Je pris une brindille, tendis la main, le sauvai. À peine était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique dans la même position, agitant ses petites pattes. Le soleil lui grillait le ventre. Devais-je transformer ma sieste en tournée d’ambulance pour scarabées agonisants ? Je m’étais déjà trop habitué à ces scarabées, à leur agitation curieusement impuissante… Mais vous comprendrez sans doute qu’une fois entrepris leur sauvetage, je n’avais plus le droit de l’interrompre à aucun moment. Ç’aurait été trop terrible : m’arrêter devant ce troisième scarabée, au seuil de sa mort… Impossible, impensable. Si seulement il avait existé entre lui et ceux que j’avais sauvés auparavant une frontière, quelque chose qui m’aurait autorisé à m’arrêter… Mais justement il n’y avait que ces dix centimètres de plus dans le sable, toujours ce même sable, mais “un peu plus loin”, un tout petit peu. Et il agitait ses petites pattes de la même façon ! Alors, regardant autour de moi je vis, “un peu plus loin” encore, quatre autres scarabées s’agiter, grillant au soleil. Il n’y avait pas à hésiter : moi le géant, je me levai et je les sauvai, tous. Ils s’en allèrent. À ce moment-là, mes yeux découvrirent la pente voisine, étincelante, torride, sablonneuse, et là cinq ou six points agités de convulsions : des scarabées. Je courus à leur secours. Je les sauvai. Je m’étais déjà tellement confondu avec leur souffrance, je l’avais tellement bien pénétrée qu’en apercevant non loin de nouveaux scarabées dans les plaines, sur les cols, et dans les ravins – une poussée de petites taches torturées – je me mis à m’agiter comme un fou sur le sable pour secourir, secourir, secourir encore. Mais, je le savais, cela ne pouvait s’éterniser. Il n’y avait pas que cette plage : toute la côte à perte de vue fourmillait de scarabées. Le moment allait venir où je me dirais : “Ça suffit” et il y aurait un premier scarabée à n’être pas secouru. Lequel ? Lequel ? Lequel ? À chaque instant je me disais : “C’est celui-ci”, et je le sauvais, incapable de me contraindre à cet arbitrage terrible et presque abject. Car pourquoi celui-ci ? Pourquoi lui justement ? Et soudain le mécanisme s’enraya, facilement je coupai court à ma compassion, je m’arrêtai. “Eh bien, rentrons”, pensai-je, indifférent. Et je partis. Et le scarabée, celui devant lequel j’avais cessé d’intervenir, resta là à agiter ses petites pattes (cela m’était déjà indifférent, comme si j’étais dégoûté de ce jeu ; je portais en moi mon indifférence comme un corps étranger, sachant qu’elle m’était imposée par les circonstances). » Journal, t. 1 (1953-1958), Folio, Gallimard, 1995, pp. 540-543)

La compassion, la charité mettent en mouvement vers les premiers scarabées. L’équité veut que ce qui a été accompli pour les uns le soit également pour les autres. Mais, quand le souci de justice est happé par le nombre non seulement, à la compassion, succède un comportement mécanique, mais même ce comportement mécanique finit par épuiser le corps et l’esprit qui, pour échapper au caractère déprimant d’une réquisition qui excède leurs forces, se réfugient dans l’inaction et l’indifférence. 
Cette histoire de scarabées avoue Gombrowicz est « compromettante » et « ignoble » ; elle est l’expression de « sa lâcheté » et de « son impuissance » ; il n’a pas de mots assez forts pour qualifier son attitude : « rien en un sens ne peut égaler l’horreur du dilemme que je viens de vivre… je me suis retrouvé dans une situation qui ferait vomir tout être doué d’humanité… »

Ainsi le nombre, à lui seul, fait diminuer la moralité, et peser de graves menaces sur la pérennité de sentiments et de conduites altruistes. Les grands nombres sont dangereux, décivilisateurs, parce qu’ils immunisent contre l’horreur. 
Faut-il rappeler qu’avec la parabole du Samaritain dans l’Évangile, le Christ libère la charité comme devoir prescrit par la Loi pour la replacer au cœur de l’amour – malheureusement, avec le temps l’esprit légaliste l’a réinscrit en loi et l’invitation à agir en charité a été institutionnalisée en un « doit être » qui s’adresse à tous (pour ne pas dire n’importe qui), alors que par sa nature même, c’est un mouvement personnel, une décision intime et individuelle d’un homme (ou d’une femme) unique à l’égard d’un unique autre homme (ou femme). Ce glissement Simone Weil l’avait dénoncé : « Rien n’est plus contraire à l’amitié que la solidarité. […] Ce piège est le plus dangereux qui soit tendu ici-bas à l’amour. D’innombrables chrétiens y sont tombés au cours des siècles et y tombent de nos jours*. »

Par ailleurs, dans un de ses essais** Jean-Marie Domenach faisait remarquer qu’avec la Révolution française le processus d’émancipation a fait des individus des sujets politiquement égaux qui se sont retrouvés dans des nations comptant des dizaines, voire des centaines de millions de ressortissants, trop nombreux pour être gouvernés autrement que selon des données statistiques. Les administrateurs, à quelque niveau qu’ils se situent, peuvent se souvenir, par éclairs, qu’ils ont affaire à des êtres humains : le reste du temps ils gèrent des masses, des stocks, des flux, des colonnes de chiffres. L’actuelle crise de l’hôpital public en est une dramatique illustration, son organisation et sa marche sont devenus si dysfonctionnels qu’il en est venu à contredire l’esprit qui a présidé à sa naissance… C’est dans cette mentalité systémique propagée par les grands nombres que Hannah Arendt a trouvé les conditions de possibilité de ce qu’elle a appelé la « banalité du mal » : non pas la manifestation d’une perversion particulière, d’un « vice » inhérent à l’homme mais l’effet d’une atrophie de la sensibilité à l’intérieur d’un fonctionnement qui s’autonomise et surtout s’anonymise. On aura beau chercher à prévenir ce risque par l’éducation, le travail de mémoire, les mises en garde, les admonestations moralisantes des leaders de l’opinion (ou des belles âmes de l’intelligentsia), ces mesures aussi louables soient-elles ne sont pas à la hauteur du péril. 

Selon une étude du Population Reference Bureau en 2002, les êtres aujourd’hui vivants représenteraient à peu près 6 % de tous ceux qui ont vécu depuis l’apparition de l’homme sur la terre. On s’est beaucoup gaussé du pessimiste Claude Lévi-Strauss qui s’alarmait de l’explosion démographique et tenait ce changement sans précédent dans l’histoire de l’humanité pour l’événement le plus important qui se fût produit au cours de sa vie***. Force est de constater que vingt ans plus tard, non seulement la dégradation générale est bien là, mais elle s’est dangereusement accélérée, lui donnant plus que raison (et invalidant l’optimisme scélérat d’un Michel Serres porté aux nues avec sa Petite Poucette…).

De fait, plus il y a d’hommes sur la terre, moins la réflexion semble tenir compte de l’influence exercée par le nombre sur les comportements. Sans doute faut-il y voir une forme de déni : pour ne pas se sentir écrasé par la quantité des autres, l’individu a tendance à se réfugier dans une sorte d’empyrée idéel, de bulle hors-sol où le nombre n’existe plus. 
Parfois, un poète**** vient rappeler la cruelle vérité qui se cache sous le pluriel : 
« Cent hommes, ensemble, sont le centième d’un homme. » Antonio Porchia, Voix.
Reste à se demander pourquoi la croissance exponentielle de la population mondiale et ses terrifiantes conséquences est un sujet si épineux, voire tabou ? Cette boîte de Pandore fut inopinément (r)ouverte à l’occasion de la pandémie du Covid***** mais vite refermée, délibérément recouverte par les incessantes palabres sur le réchauffement climatique et la danse macabre autour des taux de croissance, de chômage, d’inflation, d’endettement, de déficit et autres points de PIB, les chiffres étant devenus les ultimes garants de la réalité dans notre monde éclaté et nos vies diminuées******.

Hamm (avec angoisse). – Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe ?
Clov. – Quelque chose suit son cours.
Samuel Beckett, Fin de partie.

* Simone Weil, Commentaires de textes pythagoriciens, in Œuvres, éd. Florence de Lussy, coll. Quarto, Gallimard, 1999.
** Des idées pour la politique, Seuil, 1988.
*** « Quand je suis né [en 1908], il y avait sur la terre un milliard et demi d’habitants. Après mes études, quand je suis entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6 aujourd’hui [en 2002], 8 ou 9 demain. Ce n’est plus le monde que j’ai connu, aimé, ou que je peux concevoir. C’est pour moi un monde inconcevable. On nous dit qu’il y aura un palier, suivi d’une redescente, vers 2050. Je veux bien. Mais les désastres causés dans l’intervalle ne seront jamais rattrapés. » Entretien avec Didier Éribon, Le Nouvel Observateur, n° 1979, semaine du 10 au 16 octobre 2002.
**** Ou un écrivain-poète comme Noémi Lefebvre dépeignant avec un style inclassable le grotesque contrit de nos désarrois contemporains dans « Le temps qu’il faut pour devenir un héros », texte donné pour la revue La mer gelée (Numéro « AMOUR »).
***** En interrogeant la sacralisation de la vie dans nos sociétés Olivier Rey a donné quelques éléments de réponse dans un essai courageux : L’Idolâtrie de la vie, Coll. Tracts, Gallimard, 2020.
****** Je viens de lire Knulp (1915) de Hermann Hesse, magnifique portrait d’un vagabond qui a préféré aux conventions sociales, une vie errante, libre, au plus près de la nature et désintéressée, c’est-à-dire humainement accomplie (sa fin dans la neige ressemble étrangement à celle de Robert Walser). Une telle vie, sobre et désinvolte, assurément est un luxe pour les nantis que nous sommes…

Illustrations : (en médaillon) image internet extraite de « Modeling Population Growth : Exponential and Hyperbolic Modeling » in Applied Mathematics Vol. 4 No. 2 (2013) – dans le billet graphique ©Our World in Data – Le Bon Samaritain (1633), Rembrandt, ©Wallace Collection, Londres.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. serge says:

    Quand j’ai eu connaissance du projet d’Airbus et de son énorme avion A380, j’ai immédiatement écrit au patron pour lui dire que cet avion était laid et trop gros et que ce projet était une erreur.
    Évidemment il n’a tenu aucun compte de mon courrier et après 5 ans de commercialisation Airbus a abandonné la fabrication. C’est bien la dernière fois que je prends le temps de donner des conseils au monde industriel. Et pourtant sur beaucoup de problèmes si je ne m’en occupe pas personnellement je ne vois comment on va s’en sortir.
    En ce qui concerne la surpopulation vous avez effectivement raison. Ni les écologistes, ni le mouvement politique de la décroissance ne veut traiter du sujet de la croissance exponentielle de la population. C’est troublant.

    1. Patrick Corneau says:

      C’est vraiment regrettable que le monde ne soit pas plus attentif à vos sages conseil ! Oui, l’omerta sur la surpopulation est troublante : en vérité personne ne veut (ne peut ?) mettre un frein à la procréation…

  2. alfreddalban says:

    Le problème de la surpopulation, le seul qui compte, appelle celui de l’euthanasie qu’on arrive même pas à régler pour quelques individus isolés; alors demander à des nations entières de s’auto euthanasier de moitié pour sauver tout le monde, prendra un peu de temps, d’autant plus que Houellebecq nous met des barres dans les roues, le saligaud.
    La France, ancien phare de l’humanité, seul pays au monde ayant honte de son drapeau (sauf dans les stades), premier pays consommateur au monde d’anxiolytiques, pourrait trouver là l’occasion de redorer son blason en passant à l’acte pour faire le premier pas, certes un petit vu sa taille mais un grand pas pour l’humanité.
    En vérité l’Occident a déjà entamé le processus avec un taux de fécondité qui chute, même la Chine commence à s’y mettre, mais L’inde et l’Afrique nous sabote le travail dans les grandes largeurs, et nous ne sommes plus au temps des colonisations pour imposer quoique ce soit. Les colons à l’ancienne qui n’hésitaient pas à éliminer les importuns chez eux en cas de besoin, ont laissés place aux colons à parts de marchés, qui ont intérêt à la survie et la reproduction des consommateurs.
    L’écrivain inconnu Albert Caraco mort en 1971, nous avait prévenu dans son « bréviaire du chaos » de notre trop grande gentillesse et faiblesse qui finirait par nous anéantir, nous y sommes. En gros, cet ami du genre humain (le sien) nous disait entre les lignes, qu’au lieu d’éduquer les indigènes on aurait du les euthanasier dans l’oeuf pour éviter qu’ils ne pullulent et envahissent la planète pour nous étouffer.
    A ce jour, l’ancien homme blanc supérieur, auto proclamé phare de l’humanité, « s’excuse de demander pardon » au reste de la planète en continuant (c’est plus fort que lui) de donner des conseils, aujourd’hui écologiques en invitant au tri sélectif, faute de pouvoir faire le tri à la « Caraco ». En vérité, il commence à s’auto éliminer lui même en n’assurant plus son taux de fécondité au profit de celui auprès desquels il fait repentance, soit la forme aboutie du complexe de supériorité qui le caractérise.

    Par ailleurs, à propos du précédent passionnant billet de mise en perspective et analyse profonde par notre hôte de ce qui s’est dit sur le plateau écologique d’Elizabeth Quint, tout le monde ne danse pas sur le Titanic, loin de là, au point que nos psys ont du créer dans l’urgence le vocable « éco anxiété », un mal frappant les jeunes générations que ça ne fait pas du rire du tout, ce pourquoi Greta, au sourire très approximatif, les représente bien sur le plan psychanalytique nous dirait l’ancien farceur Lacan des belles années à jamais perdues, ce qui est faux d’ailleurs puisqu’à l’époque on craignait l’apocalypse nucléaire, mais les psys nous foutaient la paix et n’avaient pas eu le temps de conceptualiser la « nucléo-anxieté », occupés qu’ils étaient à suivre les séminaires du clown précité à noeud papillon; détail par lequel il se trahissait psychanalytiquement parlant.
    La nature étant bien faite, les individus comme les groupes humains ne focalisent que sur une seule mode anxiogène à la fois, aujourd’hui « l’éco anxiété ». Mais les anxieux comme les hypocondriaques ne meurent jamais de ce qu’ils craignaient. Il ne se passe jamais rien de ce qui avait été prévu, une épidémie mondiale sans vaccin pourrait tout aussi bien résoudre le problème de la surpopulation, ou tout autre chose sachant que le plus probable nous est toujours ou presque inconnu sauf à se renseigner auprès de Jacques Attali qui lui-même y voit de moins en moins clair dans ce bourbier, mauvais signe.
    Cependant, sans pour autant faire retrouver le sourire à Greta, il existe aussi parfois des bonnes nouvelles: un scooter sur deux qui se vend aujourd’hui est électrique. J’entend par là que nous pourrons au moins agoniser en silence les fenêtres ouvertes sur des rues calmes sans tousser. Si c’est le cas, là encore, on avait pas prévu que le progrès de l’humanité prendrait cette forme.

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Patrick Corneau