Patrick Corneau

LA CIGOGNE

[Traduit du portugais-brésilien par Patrick Corneau]

Le bébé ne pesait pas grand chose, pourtant la cigogne était épuisée ; après tout, c’était l’été à Rio de Janeiro. En survolant la forêt atlantique, la cigogne avait vu la clarté du ciel se refléter comme dans un miroir au milieu d’une clairière.
Elle ralentit et descendit en cercles, doucement, jusqu’à atterrir au bord d’un lac. Avant cela, cependant, elle leva le bec et souleva l’enfant autant qu’elle le pût pour le protéger de l’impact de l’atterrissage.
D’autres animaux avaient également été attirés par cette petite oasis, mais heureusement aucun prédateur d’oiseau. Buvant l’eau fraîche du lac entouré d’herbes sauvages, elle vit des toucans et des singes. Après avoir étanché sa soif, la cigogne décida de relire l’étiquette accrochée au poignet du bébé. Elle vérifia l’adresse de la ville de Glicério*, État de São Paulo et, pour la première fois, lu le nom de la mère : Olinda Bonturi Bolsonaro.
Sans savoir pourquoi, elle eut un frisson. Ses plumes s’ébouriffèrent, elle laissa échapper un petit cri et ses longues jambes vacillèrent pendant une seconde. Ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait : la même chose s’était produite quand elle avait livré le bébé d’une certaine Klara Pölzi.
Les cigognes ne peuvent pas choisir les bébés qu’elles transporteront, mais ayant les mêmes cinq sens que les humains, elles peuvent aussi sentir si elles apportent une vie qui n’aurait pas dû naître, car sûrement elle fera du mal dans le monde.
La cigogne s’approcha d’un singe qui buvait de l’eau dans le creux de sa main, et lui demanda conseil – on dit que ces animaux sont encore plus intelligents que les humains.
Le singe lui répondit simplement qu’elle était comme le facteur : responsable de la livraison, mais pas du contenu des messages. La cigogne en convînt, mais ne fut pas satisfaite. Elle demanda au singe si, au cas où le facteur avait la chance d’éviter une catastrophe, il ne pouvait pas outrepasser ses responsabilités.
Le singe n’aima pas la question, peut-être parce qu’il ne connaissait pas la réponse. Malgré tout, il la salua poliment avant de grimper sur une liane et s’enfuir de la clairière à toute vitesse.
La cigogne regarda le bébé dans le sac. Elle pensa le lâcher en l’air, le petit visage toujours serein s’éloignant, ignorant ce qui allait lui arriver.
Il était comme tous les autres bébés. Peut-être avait-elle tort ? Peut-être ne deviendrait-il pas un danger comme les enfants de Klara Pölzi, Rosa Maltoni, Louise d’Orléans, Assa Aatte, ou Hoelun Üjin ?
Ces pauvres femmes auxquelles la cigogne s’identifiait – parce qu’elle aussi était une mère – ne savaient pas que leurs enfants deviendraient des ennemis de l’humanité.
La cigogne prit son envol pour acheminer sa livraison. Elle arriva à destination, lâcha l’enfant dans les bras de sa mère et repartit. Mais à mi-chemin du retour, alors qu’elle survolait un désert de sable, elle ressentit une irrésistible envie de mettre à l’épreuve ses capacités de vol. Elle fit des pirouettes, monta, plongea, finalement replia ses ailes et, perdant toute sustentation, chuta comme une pierre. Le choc souleva un nuage de sable chaud qui redescendit lentement sur le sol, formant un tombeau naturel par-dessus l’oiseau brisé de regrets.
* Village natal de Jair Bolsonaro.

Laurence KLINGER

Né au Brésil et vivant aux États-Unis, Laurence Klinger a publié fictions et articles dans des revues et anthologies au Brésil (Alfa Omega), en France (Revue Europe), en Angleterre (Socialist Commentary), aux Pays-Bas (Hongerkrant) et aux États-Unis (Literary Orphans, Curtis Bausse, Glimmer Train). Plus d’informations sur ses recueils de nouvelles au format imprimé et ebook ici.

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