Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Deux petits livres (mais denses) aux éditions Le Silence qui roule dans une nouvelle collection « Ateliers du silence » : Ce qui qui fait peindre de Jean-Louis Bentajou et Ruggero Pazzi, Tourné vers l’origine de Henri Raynal.
Je ne connaissais pas l’œuvre sculptée et dessinée de Ruggero Pazzi (1927-2010), en une trentaine de pages Henri Raynal nous introduit à l’essentiel dans une prose claire, directe, animée par le vif de l’admiration et une compréhension affinitaire pour ce qui est « tourné vers l’origine ». On voit bien tout ce que la « cosmophilie » de Henri Raynal (Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas, Klincksieck, 2012) partage avec une œuvre qui s’est efforcée de faire émerger l’impersonnelle énergie de la vie universelle dans le trait du dessin (un corps féminin, une tête de cheval, un visage) ainsi que la puissance tellurique de la matière en quelque sorte « délivrée » dans des sculptures qui « ont l’autorité d’un monument ». L’éloquence lapidaire fut la manière habituelle de Ruggero Pazzi : quelques formes simples pour la sculpture, quelques traits retenus pour le dessin mais « caractéristiques, volontaires, décisifs ». Soit dire le plus avec le moins, cette règle d’or qui invite le regardeur (et le lecteur) à co-construire par voie d’imagination et d’intelligence sensible ce que l’artiste propose. Il appert que c’est bien là, concomitamment, le parti pris du poète et penseur Henri Raynal. Ce petit texte est donc également une impeccable leçon de lecture esthétique, lumineuse par son épure et sa justesse.

Patrick aime assezParfois dans le silence de l’atelier, il est des peintres qui posent les pinceaux pour le stylo et fixent sur des carnets les remarques et réflexions que leur pratique suscite en leur for intérieur. Comme si l’œil voulait se détacher du visible pour totaliser en une formule ce qui questionne derrière l’image, s’en libérer par les mots. C’est ce que fait Jean-Louis Bentajou avec ce court volume de pensées programmatiquement intitulé Ce qui fait peindre. Même si « l’inconditionné » de la peinture résiste à la verbalisation, ce qu’elle bouscule en nous est transmissible : c’est l’objet de ce pénétrant et stimulant recueil de notes qui éclaire la nature inchoative, processuellement tâtonnante du geste pictural (soumis à la synergie complexe des couleurs). En ouverture, cette observation qui donne le ton : « Un poème se transmet sans perte, indéfiniment. Chacun, à son tour, peut l’entendre puis le dire. Même chose pour une mélodie (enfin, presque). Il suffit d’avoir une bouche et des oreilles. Pour la peinture, c’est impossible, échec dès le premier relais. J’ai vu un tableau, je m’en souviens mais je ne peux rien en faire. Il est bloqué dans ma tête. Certes, je peux décrire un sujet (s’il y en a), des caractéristiques techniques, une composition mais je sais bien que l’essentiel n’est pas là. »
Ces deux livres – un poète, un peintre – nous reposent des discours logorrhéiquement besogneux de bien des professionnels du discours sur l’art, universitaires bien souvent, qui, obsédés de complexité ardemment démonstrative, voilent, ensevelissent plus qu’ils ne révèlent (« Rien de ce qu’on peint n’est soluble dans l’idée » écrit Jean-Louis Bentajou).

Patrick aime beaucoup !Restons dans la poésie mais plutôt sur ses marges avec deux livres inclassables. 
Les éditions Le Bruit du temps viennent d’avoir l’heureuse idée de redonner vie aux poèmes-comptines (limericks) d’Edward Lear en reprenant le célèbre Un livre de nonsense (A Book of Nonsense) dans sa présentation originelle. Pour la première fois en anglais (et français), ce somptueux album pour enfant, publié conjointement à Londres (1846) et à New York (1885), nous est offert avec ses dessins rehaussés en couleurs. 
Plutôt que de divaguer sur sens et non-sens, je m’en remets à l’excellent Patrick Reumaux, initiateur du projet et traducteur, lequel explique dans sa postface : « (…) pour aller droit au but je rappellerai que, si le vingt-et-unième siècle doit être deleuzien, le dix-neuvième, avec Lear et Carroll, l’était déjà en partie. Car, avant d’être ou de n’être pas ceci ou cela, les limericks sont d’abord des instruments démonstratifs. Ce sont des machines de guerre. Des appareils de capture. Quel est l’oiseau rare, le snark, qu’il s’agit d’attraper ? On s’en doute bien, l’oiseau rare, c’est le sens. Ou, très exactement, le non-sens : ce dispositif qui nous fait tomber pile sur l’autre face du sens. Il faut mettre un grain de sel sur la queue du sens. Procéder par effraction. Faire un fric-frac. Quelle banque faut-il piller, quel coffre vider ? La banque du sens commun, le coffre du bon sens. Il faut vider ce coffre de toute la monnaie de singe qu’il contient. Détruire la triade du sens commun (orienter, signifier, identifier) aussi bien que celle du bon sens (répartir, organiser, prévoir), voilà la tâche des limericks qui sont – exclusivement, me semble-t-il – une entreprise de démolition au service de la raison démonstrative. Démolir le mur de briques du sens commun, prendre le bon sens à la gorge, lui faire rendre l’âme, c’est prendre à la gorge et faire rendre l’âme à la société victorienne tout entière. Saper les convenances anglaises et les saper de l’intérieur en étant artiste en résidence, artiste-parasite en quelque sorte, dans les lieux où ces convenances sont les plus observées – dans la haute société, par exemple chez le comte de Derby, chez le vice-roi des Indes ou dans le salon des Tennyson – avant de prendre l’air en filant à l’anglaise sur des terres moins balisées, en Italie ou en Grèce. » 
Nous ne sommes plus dans une société victorienne (peut-être dans son image inversée ?), cela n’empêche que nous avons tout autant besoin de pourfendre les avatars du sens commun (lequel dérive et parfois s’affole en un impérieux et policier « correct » – correctness), d’éventrer les coffres du toujours nouveau « bon sens » – et ces cent douze limericks, en poussant à bout la négation, en maximisant les délires de la raison pure, nous y aident. Qui plus est, lorsque l’image aussi délicieuse qu’impertinente vient, comme dit Reumaux « faire boiter et rougir le texte en avouant tout ce qu’il tait », on aurait tort de passer à côté de cet ouvrage qui a enchanté des générations de bambins et de poètes, de Chesterton à Georges Séféris, en passant par W. H. Auden et Jean Tardieu. 

Patrick aime pas malJe termine avec l’autre inclassable – et ce n’est pas peu dire – que l’on doit aux éditions Conférence : L’École du Petit Âne de Anne Savary. A mi-chemin entre le livre d’heures et le vade-mecum de « purs poèmes », L’École du Petit Âne est le livre de dévotion de l’âme démunie, qui connaît sa fragilité et fait sourdre son murmure en des prières-poèmes d’une extraordinaire et profonde simplicité. Par le format et la facture, les éditions Conférence ont voulu renouer avec la pratique de ces objets qu’on glisse dans la poche, ou qu’on laisse tout près de soi, parce que c’est d’abord au cœur qu’ils s’adressent. 
Il va de soi que l’absolue inactualité d’un tel projet-objet le rend d’une absolue nécessité

Ruggero Pazzi, Tourné vers l’origine de Henri Raynal, Coll. Ateliers du silence, éditions Le Silence qui roule, 2022 (11€).
Ce qui qui fait peindre de Jean-Louis Bentajou, Coll. Ateliers du silence, éditions Le Silence qui roule, 2022 (9€)
Un livre de nonsense d’Edward Lear, édition bilingue, illustrations de l’auteur, traduction de l’anglais et postface de Patrick Reumaux, éditions Le Bruit du temps, 2022 (24€).
L’École du Petit Âne de Anne Savary, préface de Jean-Marie Lovey, format 10×16,2 cm, 40 pages reliées avec tranchefile, éditions Conférence, 2022 (12€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnomélancolique / Éditions Le Silence qui rouleÉditions Le Bruit du tempsÉditions Conférence.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau