Patrick Corneau

Patrick aime assezAprès avoir fait paraître en janvier 2021 un carnet Ainsi parlait Marcel Proust, dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister, ainsi que, en avril 2022, le livre d’Antoine Bibesco, « Mon petit Antoine », correspondances et conversations avec Marcel Proust, les Éditions Arfuyen publient un document essentiel à la connaissance du cercle des plus proches amis de Proust et devenu depuis longtemps indisponible. Il s’agit en effet d’un ouvrage publié en 1930 aux Éditions des Portiques, à Paris, sous le titre Marcel Proust. Lettres et Conversations par Robert de Billy (1869-1953). Ce dernier fut durant 30 ans l’un des amis les plus proches et les plus respectés de Marcel Proust. Aîné de l’écrivain de deux ans, il restera toujours pour lui une sorte de conseiller et de mentor. Très tôt conscient de la grandeur de l’écrivain et le comparant à Montaigne, Billy en publiant cet ouvrage, huit ans après la mort de l’écrivain (jamais réédité) apporte un témoignage qui, avec celui d’Antoine Bibesco, est l’un des plus riches et des plus pertinents. Le grand diplomate que fut Billy écrit avec une rare élégance ; Proust d’ailleurs insistait pour qu’il rédige ses mémoires, ce qu’il ne fit jamais. Aussi, il s’agit ici, comme Billy l’avoue lui-même non d’hagiographie mais de témoignage : « Je voudrais avoir aidé à fixer les traits intellectuels et moraux d’un homme auquel je dois tant d’élargissement mental, et tant de belles images ». 
C’est dès 1890 que Billy rencontre Marcel, à un dîner organisé par le préfet du Loiret. Tous deux sont alors militaires. Billy, d’origine alsacienne, élevé dans un milieu rigoriste, est frappé de la liberté de Proust, qui lui apprend « la joie de penser autrement que par principes ». « Marcel, écrit-il, avait à dix-neuf ans la curiosité la plus éveillée et la variété de ses questions était pour moi un étonnement et un embarras. […] Jamais homme ne fut si peu dogmatique. » Doué d’un remarquable talent littéraire et d’une redoutable perspicacité, Billy sait rendre compte d’innombrables facettes de la personnalité de Proust qui nous sont peu connues. Billy remarque, par exemple, que Proust ne lisait pas beaucoup « les livres n’étaient pas assez forts pour lui venir en aide », mais qu’il ne cessait en revanche de questionner les uns et les autres (les opinions politiques d’un maître d’hôtel l’intéressant autant que celles d’une duchesse), emmagasinant tout ce qu’il entendait et voyait avec une prodigieuse mémoire. C’est ainsi qu’il apprenait, avec une boulimie de savoir accrue encore par la conviction qu’il avait de ne pas vivre longtemps. « Il y a quelque chose d’héroïque dans le contraste qui existe entre le travail minutieux auquel Marcel s’assujettissait et la persuasion où il vivait du peu de durée qui serait accordé à sa vie. » On apprend aussi que tout en donnant d’innombrables preuves d’amitié, Proust dont on voit à travers les requêtes exprimées dans ces lettres l’extrême complication de son esprit, était en même temps, d’une vive susceptibilité, quasi épidermique. Il suffisait que son correspondant termine une carte-télégramme par « Mille amitiés » pour que fuse un reproche : « Ce n’est pas ainsi que vos lettres finissent d’ordinaire. Avez-vous quelque chose contre moi ? » Une simple nuance dans la formule de politesse suffit à éclipser le contenu du message qui était par ailleurs une généreuse offre de service… Ce trait de caractère hautement proustique (l’expression est de Proust lui-même), cette préciosité un peu exacerbée, n’empêcha pas une amitié longue et sans trop de nuages malgré des caractères assez différents – ce que constate Billy avec la placidité du diplomate : « Quelquefois deux natures dissemblables se sentent confusément complémentaires ou plutôt, l’essence étant analogue et les manifestations différentes, on n’en arrive jamais à cette incompréhension qui crée et perpétue les plus pénibles malentendus. Je dois en grande partie à Marcel d’avoir connu la joie de penser autrement que par principes. »
On trouve en fin de volume l’esquisse d’un portrait de Proust assez ambigu, qui ne surprend pas mais semble induit par les excès de délicatesse, compliments exagérés et circonlocutions pour des enquêtes d’apparence puérile dont sont remplies la plupart de ses lettres : « Marcel avait, avec le sens critique d’un commentateur du Talmud, une conception enfantine de la vie et de la société. Il n’a jamais su ce qu’était un intérêt avec un grand i. Plante de serre entourée des soins les plus délicats, il a pu, jusqu’à la mort de ses parents, ignorer toutes les duretés de l’existence, les froissements d’une carrière, les difficultés d’une famille. Il a prolongé les Champs-Elysées et ses jeux avec ses petites amies si tard, qu’on ne sait vraiment pas, en le lisant, à quel moment il a cessé d’avoir des chaussettes et des petites culottes. »
Jusqu’à la fin, Proust n’a cessé d’admirer l’esprit de Billy. L’année même de sa mort, il lui écrit encore : « Vous êtes un grand psychologue et puis c’est si amusant de causer avec vous. » Il ne cesse de lui demander conseil sur les questions les plus diverses : carrière, convenances, diplomatie, bourse. «  Je tiens tant à votre amitié, lui écrit-il,  que je suis peut-être trop craintif à ce sujet. » Même lorsque Proust se fut coupé du monde, Billy resta, selon Céleste Albaret, « un des plus reçus » boulevard Haussmann et ses visites « duraient trois, quatre, cinq heures, très avant dans la nuit. » Ce qu’on retient de cette correspondance et des réflexions qu’elle a suscité (dont de subtils rapprochements avec les travaux d’Einstein, Ruskin, Bergson), c’est un admirable exemple d’amitié vraie, sincère, loyale et sans arrière-pensées – chose rare, il faut le souligner, et presque unique comme l’écrit Billy dans les dernières lignes : « Le mot « amitié » qui s’applique trop souvent à de simples camaraderies, je le vois illuminé de douceur, de malice et de compréhension profonde, quand je pense à Marcel. »

Patrick aime pas malAu début de l’ouvrage (p. 45) une remarque de Robert de Billy sur la proximité de comportement entre les familles israélites et protestantes (dont il était issu), l’amène à parler de l’entourage juif de Marcel et de quelques personnalités influentes : « Il a connu le chevalier Horace de Landau, dont la Bibliothèque brille même en Italie d’un éclat souverain, et il a été lié avec son neveu, M. Horace Finaly, métaphysicien qui n’a pas encore trouvé le temps d’écrire. »
Ce « métaphysicien qui n’a pas encore trouvé le temps d’écrire » est l’un des plus anciens camarades de classe du lycée Condorcet de Proust et, comme Robert de Billy, un très fidèle ami. Horace Finaly (1871-1945) fut le directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas. Cet homme d’une haute culture qui passait pour savoir Homère et Dante par cœur fut aussi un grand banquier de gauche de la III° République. Gallimard vient de publier la correspondance inédite et inconnue entre les deux amis. Le cœur de cette correspondance est la tragi-comédie que vit Marcel avec son secrétaire et ami Henri Rochat, ancien serveur du Ritz. Proust souhaite se débarrasser d’un jeune homme qui a vécu presque trois ans chez lui, de 1919 à 1921, et dont les frasques lui coûtent cher. Il a recours à Horace Finaly pour expédier à Recife au Brésil cet autre modèle d’Albertine avec Alfred Agostinelli, l’aviateur malheureux. Employé dans une agence de la banque, le jeune homme s’y comportera fort mal (il est « vicieux » rapporte-t-on), malgré les envois d’argent de son protecteur. Il mourra quelques années plus tard, sans doute de maladie, au cours d’une excursion dans le nord du Brésil.
Ce volume, qui révèle la sensibilité, le charme, la drôlerie, l’ondoyante et parfois insupportable complexité (pour ne pas parler d’un culte de la complication) de Proust, est établi et présenté par Thierry Laget*, romancier, essayiste, auteur de Proust, prix Goncourt, et par Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires. 

* Après Le ciel est un grand timide, chez Fario, collection Théodore Balmoral, Thierry Laget vient de publier chez le même éditeur Combien de royaumes nous ignorent ! où nous sont proposées de nouvelles éphémérides dont la variété des thèmes, l’élégance du style servent à mesurer ce qui rapproche encore notre époque du passé, ce qui nous en éloigne. Ainsi se succèdent des propos et réflexions sur Voltaire, Casanova, Le Sage, Ernest Renan, Gérard de Nerval, Pierre Girard, Guido Ceronetti mais aussi des souvenirs d’enfance et l’enseignement de la morale au cours élémentaire, une herméneutique de Johnny Halliday, des remarques sur l’ignorance des lecteurs, le temps de la lecture, l’influence des romans sur leurs lectrices, leurs lecteurs… autant de variations originales montrant l’érudition de l’essayiste autant que la justesse de son propos, la richesse de son art.

Mon cher Robert, Correspondances et conversations avec Marcel Proust de Robert de Billy, Coll. Les Vies imaginaires, Éditions Arfuyen, 2022.
Lettres à Horace Finaly de Marcel Proust, édition de Thierry Laget, avant-propos de Jacques Letertre, Collection Blanche, Gallimard, 2022.
Combien de royaumes nous ignorent ! de Thierry Laget, collection Théodore Balmoral, Fario éditeur, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographies de Robert de Billy (à gauche) et d’Horace Finaly (à droite) / Éditions Arfuyen, Gallimard, Fario éditeur.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau