Patrick Corneau

« Tout ce que je ne supporte pas a un nom.
Je ne supporte pas les vieux. Leur bave. Leurs lamentations. Leur inutilité.
Pire, ceux qui essaient de se rendre utiles. Leur dépendance.
Les bruits qu’ils font. Nombreux, répétitifs. Leur besoin compulsif de raconter des anecdotes.
Leurs histoires autocentrées. Leur mépris pour les générations suivantes.
Je ne supporte pas les générations suivantes non plus.
Je ne supporte pas les vieux qui gueulent pour qu’on leur laisse la place dans le bus.
Je ne supporte pas les jeunes. Cette arrogance. Cet étalage de force et de santé.
La prétention à l’invincibilité et à l’héroïsme des jeunes, c’est pathétique.
Je ne supporte pas les jeunes impertinents qui ne laissent pas leur place aux vieux dans le bus.
Je ne supporte pas les racailles. Leurs éclats de rire soudains, débraillés, inutiles. Leur mépris pour leur prochain dès qu’il est différent.
Encore moins les jeunes raisonnables, responsables et généreux. Bénévolat et prières. Tout à fait polis, tout à fait morts. Dans leurs cœurs et dans leurs têtes.
Je ne supporte pas les enfants capricieux centrés sur eux-mêmes ni leurs parents obsessionnels centrés sur leurs enfants. Ni les enfants qui hurlent et qui pleurent. Et les enfants silencieux m’inquiètent, je ne les supporte pas non plus. Je ne supporte pas les travailleurs, ni les chômeurs qui étalent avec complaisance et sans scrupules leur malédiction divine.
Qui n’est en rien divine. Juste un manque de constance.
Pourtant, comment supporter ceux qui se dévouent pour les luttes, les revendications, qui ont le meeting facile et la sueur aux aisselles ? Impossible.
Je ne supporte pas les patrons. Inutile de préciser pourquoi. Je ne supporte pas les petits-bourgeois, enfermés dans la coquille de leur monde à la con. La trouille qui commande leur existence. La trouille de tout ce qui ne rentre pas dans cette coquille. Snobs et ignorant ce que ça veut dire.
Je ne supporte pas les amoureux, parce qu’ils encombrent. Je ne supporte pas les amoureuses, parce qu’elles interviennent. Je ne supporte pas ceux qui ont l’esprit large, tolérant et sans préjugés. Toujours corrects. Parfaits. Irréprochables. Acceptant tout, sauf le meurtre. Tu les critiques et ils te disent merci. Tu les méprises et ils disent merci, aimablement. Bref, ils te posent un problème.
En fait, ils boycottent la méchanceté. Insupportable. Ils disent : « Comment ça va ? » et veulent une vraie réponse. Au secours. Mais quelque part, sous cet intérêt désintéressé, ils couvent des couteaux.
Ceci dit, ceux qui ne posent jamais de problème, je ne les supporte pas non plus. Toujours obéissants et rassurants. Fidèles et flagorneurs.
(…)
Je ne supporte rien et personne.
Pas même moi. Surtout moi-même.
Une seule chose que je peux supporter.
La nuance. »

Extrait de la « Préface du maestro Mimmo Repetto (écrite à l’aube du jour de ses cent ans) », l’un des personnages du roman aussi fou que désopilant de Paolo Sorrentino Hanno Tutti Ragione publié par Feltrinelli en 2010 et par Albin Michel en 2011 sous le titre Ils ont tous raison (Le Livre de Poche, 2013). Avant de le lire, il faut voir les films de ce grand cinéaste – dont l’excellent La Main de Dieu (È stata la mano di Dio, 2021) – talentueux continuateur du cinéma selon Fellini.

Bien sûr, inévitablement, le lecteur se demande le pourquoi de la présence ici de cet extrait au contenu si « odieux ». Je rappelle qu’il s’agit d’un passage d’un roman et que la licence (liberté) du genre autorise tout, y compris la mal pensance, sans quoi le roman comme espace du possible n’a plus de raison d’être. On n’a pas assez réfléchi sur cette veine littéraire dans laquelle circule le sang vivifiant de la méchanceté (je m’y suis efforcé ici et ). Je rappellerai aussi qu’il y a au fond de chacun d’entre-nous un petit diable que nous étouffons à force de moraline et qu’il est salubre parfois de réveiller au risque (si on ne le fait pas) de perdre tout sens de la réalité. Pressentir en lisant ces lignes une confirmation du pouvoir subversif de la noirceur et d’une certaine cruauté révélatrice de nos hypocrisies n’est pas très houellebecquien*. Mimmo Repetto certes est monstrueux « … mais en fin de compte le monstre, magnifique, est l’hyperbole à l’aune de laquelle nous mesurons notre médiocrité** ».
* « C’est avec les bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature » déclarait Houellebecq récemment. L’inverse n’est pas non plus « la bonne littérature » assurée, il est en revanche établi que Houellebecq colle trop au monde pour se mettre en position de le comprendre…
** Alain-Paul Mallard, « Signes particuliers : monstre » in Recels, 2009.

Texte intégral de Paolo Sorrentino ici.

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Paolo Sorrentino ©Netflix Claudio Porcarelli.

Prochain billet le 14 janvier.

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Patrick Corneau