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Ça manque de sang dans les encriers

Patrick Corneau

Patrick aime assezCeux qui me lisent savent que je voue une passion pour Chaïm Soutine, peintre qui peine en France pour d’assez obscures raisons à connaître la reconnaissance que doivent à son génie de nombreux peintres qui l’ont autant admiré que pillé tout en restant fort discrets sur la dette qu’ils lui doivent*… À l’affût de tout ce qui se rapporte à l’œuvre comme à la vie tragique de Soutine, c’est en feuilletant le passionnant volume des Mémoires de Marcel Sauvage publié par Claire Paulhan, autobiographie remarquablement préfacée et annotée par Vincent Wackenheim, que j’ai découvert la cocasse anecdote qui suit. Pour remettre en contexte l’extrait, il faut préciser que Marcel Sauvage (1895-1988) poète, écrivain et journaliste vécut après la Grande Guerre dans le Montparnasse des années 20, où son goût pour la littérature et l’art se développa au contact des avant-gardes, poètes – dont Max Jacob, Cocteau et peintres – dont Vlaminck, Pascin, Creixams, Penrose, Becker. Dans la partie de ses mémoires consacrée à « Cassis, les peintres et les Cahiers du Sud 1923-1926 », Sauvage livre les souvenirs de ses séjours dans le Sud de la France où, grand blessé de guerre avec d’incessants problèmes de santé, ses médecins l’avaient convaincu de s’installer. 

« La Gaude est dans le canton de Vence, ce canton qui allait devenir après la seconde guerre la terre promise des peintres. Il y en avait déjà quelques-uns, comme on va le constater. Mais à mon époque, La Gaude était connu uniquement par son vin. Or, dans ce bourg de cinq cents habitants, au merveilleux vignoble, il n’y avait qu’un seul bistrot. Inutile de dire que j’y allais assez souvent (malgré les recommandations des médecins). Derrière la grande salle où l’on s’asseyait pour boire, se trouvait une espèce de poulailler avec des toiles pour séparer les diverses alvéoles. Un jour, j’ai regardé les toiles. J’ai demandé au tenancier :
Comment ça se fait que tu aies des toiles de Soutine ?
Ah, ce monsieur était un peintre et il me disait : « Je viens chez vous, je vous paierai. » Il n’a pas payé et il est venu apporter ses œuvres. Moi, ça ne me plaisait pas beaucoup, ces couleurs-là, mais enfin, mon Dieu, j’ai pris ça et j’ai épongé la dette. Enfin on ne peut pas montrer ça ! C’est à faire peur ; alors je m’en suis servi pour séparer les cages à lapins des cages à poules.
Moi, idiot :
Mais tu sais que ce sont des toiles qui valent de l’argent ?
Comment ça ?
Il est connu. Ce sont des tableaux qu’il faisait quand il était inconnu…
Il me tendit la perche :
Je veux bien vous vendre mes toiles !
Combien ?
Peut-être une cinquantaine de francs la toile ?
C’est entendu. J’en prendrai une ou deux.
Le lecteur a compris qu’il aurait fallu acheter les toiles le jour même, car le bistrotier n’aurait pas osé se dédire. Mais voilà ! Un télégramme de Bailby** me rappela à Paris. Comme cette histoire de Soutine me courait quand même dans la tête, j’en parlai à Paule Malardot***. Elle habitait rue de l’Amiral Roussin, non loin de la rue Delambre. À pied, c’est vraiment une promenade. Sachant que j’étais toujours à court avec mon ménage, elle me dit :
Achète-m’en deux. Je te donne l’argent, tu m’en achètes deux.

Je me suis donc, au retour, rendu au bistrot. Mais le patron avait été voir un marchand de tableaux de Nice qui était venu aussitôt et avait donné beaucoup plus de cinquante francs par toile. Tous les Soutine avaient disparu… »
Plus haut, dans le même chapitre, évoquant la personnalité de Pascin, il cite ce trait : 
« Pascin, tout en étant d’une bonté très profonde, n’hésitait pas dans certains cas à faire des mots très durs, par exemple, quand il disait de Soutine : Il est tellement étonné de ne pas recevoir de coups de pied au cul qu’il se croit quelqu’un. »

Homme de presse et de réseaux, un temps affilié aux anarchistes individualistes, Marcel Sauvage connut une certaine gloire après sa rencontre avec Joséphine Baker dont il rédigea les Mémoires en 1927 (elle avait 21 ans). Ce « coup médiatique » avant l’heure, le fit accéder à une certaine renommée puisque l’ouvrage, plusieurs fois réédité et traduit, fut un grand succès commercial. Le témoignage qu’il donne de cet épisode de sa carrière de journaliste-écrivain et surtout le portrait très enlevé qu’il fait de Joséphine Baker valent leur pesant d’or. On est bien évidemment à des années-lumière de la figure de légende qui est entrée récemment au Panthéon car il s’agit in situ et in illo tempore d’une petite danseuse délurée, très rusée, immensément ambitieuse et intelligemment opportuniste, peu regardante aux passages sur canapé pour assurer la fulgurante ascension sociale qui via un incontestable talent valorisé par des hommes influents (riches, puissants et célèbres), la fit passer des beuglants de Saint-Louis (Missouri) à la respectabilité d’une nationalité française acquise par mariage avec « l’excellent » Jo Bouillon, en passant par la « Revue nègre », le cabaret, les Folies-Bergères, etc. et pas mal de turpitudes (pour ne pas dire moins ou pire) dont Sauvage fait le récit pétillant… Tout cela extrêmement instructif sur le très honorable « devoir de mémoire » comme processus de fabrication d’une icône de la République destinée à édifier si ce n’est moraliser le bon peuple. « Enfin passons », comme dit le diable dans les Contes d’Hoffmann d’Offenbach. 

Tout cela pour dire que le titre de ces mémoires « Ça manque de sang dans les encriers » ne s’applique pas à ce livre surprenant, captivant (surtout les deux premiers tiers : 1895-1939), inédit à tous les sens du terme, que l’on doit à l’initiative et à la persévérance du grand critique Jean José Marchand (1920-2011) et à l’impeccable talent éditorial de Claire Paulhan.
* A l’exception de Willem de Kooning qui a toujours revendiqué son influence comme le montre la belle exposition « Chaïm Soutine / Willem de Kooning, la peinture incarnée » que propose actuellement le musée de l’Orangerie et qui met en lumière la filiation entre le peintre de La Ruche et l’expressionniste néerlandais (vidéo).
** Léon Bailly (1867-1954), journaliste et patron de presse, rédacteur en chef de L’Intransigeant où écrivait Marcel Sauvage.
*** Paule Malardot est la deuxième femme de Marcel Sauvage.

Ça manque de sang dans les encriers – Mémoires 1895-1981 de Marcel Sauvage, Coll. « Pour Mémoire  » avec 66 illustrations noir et blanc, éditions Claire Paulhan, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de / Éditions Claire Paulhan.

Prochain billet le 10 janvier.

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Patrick Corneau