C’est une tarte à la crème de la modernité : la crise de l’autorité, l’exercice quasi impossible de la gouvernance en tous domaines de nos vies, famille, école, entreprise, vie associative, vie publique et sphère politique. Cette crise n’est pas nouvelle, elle est chronique et constitue même les conditions nouvelles et effectives sous lesquelles nous devons vivre.
Seulement, avec l’accélération des phénomènes émergents liée à la circulation instantanée de l’information et leur interaction à l’échelle mondiale, il apparaît que cette crise prend un caractère aigu, avec des conséquences imprévues, de plus en plus déstabilisantes, de plus en délétères. De cela, la pandémie a été un terrible signal. On a entendu de nombreuses voix s’élever pour réclamer des changements urgents, des think tanks ont phosphoré, des leaders d’opinion, des intellectuels médiatiques se sont exprimés, parfois bruyamment, ajoutant davantage de confusion, de perplexité dans les esprits quand ce n’est pas plus de stupeur ou de désarroi…
Dans ce concert dissonant, les voix authentiquement novatrices ont du mal à se faire entendre, difficulté d’autant plus grande qu’elles proposent de l’inattendu, de l’in-ouï…
Le petit livre de 96 pages que je viens de refermer est de cette sorte : il apporte un nouveau si ancien que plus personne ne le voit. Le roi déçu de Marie-Laure Durand que publient les éditions du Cerf est un livre lumineux. Lumineux intrinsèquement par son écriture d’une clarté exemplaire, lumineux a fortiori par l’éclairage proprement révélateur, dessillant, hautement rafraîchissant qu’il porte sur l’exercice compliqué de la gouvernance. A rebours de tous les discours platement conventionnels qui peinent à sortir du constat contrit et versent soit dans la facilité du « y’a qu’à » ou a contrario dans l’impuissance déprimée, Marie-Laure Durand estime qu’une organisation humaine nouvelle repensant différemment nos rapports à la hiérarchie et donc à la gouvernance est de l’ordre du possible. Elle en dessine les linéaments en s’appuyant sur la plus ancienne des sagesses : celle de l’Évangile ! Comme parti pris c’est carrément osé et, disons-le, une démarche singulièrement révolutionnaire car ce n’est pas un énième ouvrage-recette sur l’agir mais une réflexion spirituelle et anthropologique sur notre condition politique (homo politicus).
D’où part-elle ? D’une parabole que nous livre l’évangile de Matthieu, celle dite du roi déçu (22, 1-14) : « C’est l’histoire d’un roi qui marie son fils. En soi, c’est un événement heureux, un moment de grâce, l’occasion de rassembler le peuple et de faire la fête. Mais cela ne se passera pas comme prévu. A la fin, c’est l’histoire d’un fiasco. On se retrouve à compter les morts, les déceptions, les menaces et l’amertume qui règne d’un côté comme de l’autre. Le projet du roi ne rencontre pas son public et, loin de faire naître la concorde, il génère malentendus et incidents diplomatiques. »
Voilà, c’est d’une « simplicité biblique » tout en étant d’une riche complexité comme l’est toute parabole évangélique… Marie-Laure Durand, docteure en théologie*, est une bibliste versée en exégèse, elle se saisit de cet épisode apparemment trivial pour en interroger les malentendus, dysfonctionnements, déceptions, découvrir en quoi ils sont révélateurs d’un avertissement, une mise en garde, peut-être d’une sage prudence sur les attendus d’une bonne gouvernance possiblement transposable à notre situation. En effet, l’analyse de l’échec de ce roi qui prépare le mariage de son fils et qui finit par exécuter une partie de son peuple est l’occasion de lire ce qui ne fonctionne pas dans nos façons de faire. La Bible met en scène des personnes en situation d’échec pour nous permettre de regarder les nôtres sans pression ni culpabilité. Si le roi échoue, nous pouvons nous aussi reconnaître que parfois les choses tournent mal et que ce qui devait être une réjouissance ou une sage décision s’est transformé à un certain moment (le arke kakon des Grecs, ce point où les choses basculent) en une source de vrais problèmes.
Marie-Laure Durand va donc initier à partir de ce texte surprenant une méditation en trois temps : « prendre soin » – « promouvoir » – « choisir ».
Que signifie « prendre soin » quand on dirige un royaume et qu’on prépare l’avenir, quand les refus apparaissent et que les malentendus s’installent ? Prendre soin des personnes n’est-ce pas leur permettre de comprendre en quoi elles sont précieuses et uniques ? N’est-ce pas se projeter dans leurs temporalités, en prendre acte et les respecter pour restaurer la précieuse confiance en soi et dans les autres ?
Que signifie « promouvoir » puisque l’histoire d’un roi qui marie son fils, c’est aussi et déjà, une histoire de promotion, ce moment où le roi voit son fils grandir, envisage une union affective ou politique pour préparer le jour où ce dernier lui succèdera ? Comment fait-on pour transmettre les institutions en douceur, c’est-à-dire à l’intérieur d’un cadre établi et accepté par tous ; mais aussi comment faire pour que chaque sujet se sente lui aussi « promu », à savoir encouragé à se dépasser ou s’élever positivement dans son ipséité ?
Que signifie « choisir » puisque l’histoire d’un roi qui marie son fils est aussi celle d’un monarque qui a des problèmes de gouvernance : il croit que l’on attend de lui de décider de tout et pour tout le monde dans le royaume – sa conception du pouvoir est strictement verticale et pyramidale, c’est, pense-t-il, l’assurance d’une stabilité, mais n’est-ce pas un statu quo trop chèrement payé ? N’est-ce pas un fonctionnement qui, loin d’être au service du royaume et de l’autorité, ne fait que l’affaiblir à mesure que le système devient complexe ou que les crises s’accumulent ?
On voit qu’à l’issue de cet exercice d’interprétation biblique hautement disruptif Marie-Laure Durand vient bousculer nos évidences, déconstruire nos représentations et nos modes de fonctionnement. Elle nous prouve, si nous n’en étions pas déjà convaincus, l’actualité toujours brûlante du texte biblique dans nos rapports sociaux. Avec la parabole évangélique des invités au festin comme point de repère, elle nous pousse à interroger nos représentations du pouvoir. Forte de sa connaissance en théologie et en philosophie, elle nous apprend à penser différemment notre vie collective avec une sagacité proche de celle de Cynthia Fleury (mais davantage sur le versant religieux).
Je parlais plus haut d’une approche révolutionnaire – oui car le Christ l’est, l’a toujours été : que les hommes le veuillent ou non sa parole foudroyante et souriante est toujours aussi acérée ; quand la gouvernance rencontre Jésus, c’est évidemment pour détruire l’ancien temple.
Mais laissons la conclusion avec les dernières lignes de cet essai qui, avec la fulgurance d’une météorite, vient illuminer le ciel bien terne de nos idées :
« Si prendre soin a à voir avec la singularité des personnes, si gouverner c’est prendre soin d’accorder les temporalités, choisir consiste à associer au processus de décision et à partager sur les choix faits. Le Royaume de Dieu ressemble à un roi qui aurait compris que régner seul n’a pas de sens. Le Royaume de Dieu ressemble à un roi qui aurait entamé une conversation avec le monde pour permettre à chacun de profiter au mieux de l’abondance qui nous entoure. Un roi qui prendrait au sérieux l’histoire des personnes, leur singularité et qui donnerait et se donnerait le temps pour construire une décision. Un roi qui ne serait en compétition avec aucun de ses sujets, qui serait capable de donner sa confiance et de la maintenir malgré tout. Un roi traitant les autres en adulte. Capable de supporter un refus et un désaccord. Assoiffé de dialogue et de rencontres.
Le Royaume de Dieu ressemble à Dieu. »
* Marie-Laure Durand est docteure en théologie. Elle enseigne actuellement l’anthropologie à l’ISFEC de Montpellier et travaille à l’ISTR de Marseille. Elle est l’auteure de plusieurs livres d’interprétation biblique dont Tu n’émietteras pas ton frère ! (Éditions MediasPaul, 2019) un essai sur la brutalité. Elle a un blog : L’établi du sens – L’atelier des interprétations bibliques.
Le roi déçu – L’exercice compliqué de la gouvernance de Marie-Laure Durand, éditions du Cerf – à paraître le 14 octobre 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie origine inconnue / Éditions du Cerf.
Prochain billet le 15 octobre.