Patrick Corneau

Je me suis toujours efforcé ici de défendre les « petits éditeurs », à savoir ceux qui acceptent de prendre des risques (forcément financiers) au profit de choix originaux en termes de ligne éditoriale. On n’imagine pas cette part quasi invisible de l’iceberg éditorial, à savoir le nombre étonnant* de ces minuscules structures artisanales où une ou deux personnes passionnées réalisent sans aucune aide, sans subventions, des prouesses techniques pour nous proposer titres et auteurs que les grosses machines de l’édition ayant pignon sur rue négligent ou méprisent parce qu’ils appartiennent à un domaine, langue ou culture autre. Ainsi de L’oncle d’Amérique, éditeur émergent qui tente de remédier à cette situation en partant du principe que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Il s’agit en effet, ce qui n’est pas courant, d’un projet d’édition lancé par un traducteur, Antoine Chareyre, grand connaisseur de la littérature brésilienne et plus particulièrement des riches avant-gardes de la première moitié du XXe siècle. Avec le recueil Brás, Bexiga et Barra Funda de António de Alcântara Machado le coup d’essai de L’oncle d’Amérique est remarquable tant sur le plan littéraire que visuel, car l’édition en « pseudo fac-similé » est des plus élégantes. Le parti pris original du « traducteur-éditeur » Antoine Chareyre est de nous proposer de découvrir une figure centrale du São Paulo littéraire des années 20-30.
Même s’il eut une vie brève d’à peine 34 ans, Antonio de Alcântara Machado n’en rénova pas moins l’écriture de la fiction au Brésil en pratiquant une esthétique du less is more : écrire moins pour dire plus, en quelques coups de pinceaux aussi enlevés que précis. 

Ce long titre Brás, Bexiga et Barra Funda peut surprendre. Il désigne trois quartiers populaires de São Paulo où vivaient alors majoritairement les représentants d’une émigration italienne massive datant de l’année 1888 (abolition de l’esclavage au Brésil) dont Machado nous raconte dans une suite de scénettes le quotidien pittoresque. Avant de devenir un auteur-clé du mouvement moderniste brésilien des années 20, Alcântara Machado fut d’abord journaliste, d’où le sous-titre du livre, « informations de São Paulo », et d’où aussi, certainement, cette économie de style qui en quelques phrases cursives brosse avec humour et non sans brio des portraits pris sur le vif de quelques citadins hauts en couleur. L’esprit et l’ambiance d’une certaine vie de quartier recomposée à partir de « faits divers » qui tentent « de fixer tout au plus quelques aspects de la vie laborieuse ». Comme Machado l’affirme dans un « éditorial » qui tient lieu de préface et de déclaration d’intention : « ce livre n’est pas né livre : il est né journal » et « ces fictions ne sont pas des fictions : elles sont nées information ». Son livre en quelque sorte « est l’organe des Italo-Brésiliens de São Paulo ». Il n’a, ajoute-t-il, « ni parti ni idéal. Il ne commente pas. Il ne discute pas. Il n’approfondit pas ». 

Sûrement est-ce là, dans cette déclaration d’intention, que résident le secret et la modernité de cette prose qui suggère plus qu’elle ne décrit, qui n’appuie guère sur la psychologie, qui campe une figure, une atmosphère en quelques scènes bien choisies, lesquelles n’ont pas besoin d’être spectaculaires pour que l’apparente objectivité ironique de l’auteur leur donne force de vérité, nous dispensant ainsi de tout commentaire sociologique. D’où, comme le signale un critique de l’époque, l’opération délicieuse qui consiste, pour le lecteur, à remplir les vides et surtout à constater l’incroyable amour du Brésil qui s’exprime entre les lignes. L’orgueil patriotique et le sentiment de reconnaissance envers le pays d’accueil de ce petit peuple fait d’individus qui « commencent italiens mais finissent brésiliens » est assurément surprenant. Il ne fait que rendre plus attristant l’état général d’atonie dans lequel l’atroce Jair Bolsonaro a plongé ce peuple à l’exubérance si joyeuse et cordiale… On est conquis par la force vitale que Machado recrée au fil des hauts et des bas de la vie laborieuse, intime et quotidienne de ces nouveaux métis nationaux. Qu’il s’agisse d’une fillette pauvre qui jalouse l’ours en peluche d’une autre fillette, de bonne famille celle-là, assise en face d’elle dans le tramway (tandis que la mère de la première, en italien, ne cesse de lui demander de bien se tenir) ou d’un conseiller guère enthousiaste à l’idée que sa fille épouse le fils d’un « Italien aux patates » (lequel n’a pas entièrement renoncé à sa langue maternelle), Machado nous séduit avec un art consommé du trait qui fait mouche. Quelques moments de la vie de la belle Carmela et de son amie Bianca, condamnée au rôle de faire-valoir, suffisent à dépeindre tout un univers de séduction, de beaux gosses « cafajestes » qui friment dans leur décapotable et de jeunes femmes vaniteuses, de ces « galinhas » condamnées à plaire pour sortir de leur condition sociale. L’humour de l’auteur n’est jamais dépréciatif car on sent chez lui l’amour de ses personnages et de cette vie urbaine encore neuve qu’il cherche à dépeindre et rendre sympathique. Blaise Cendrars ne s’y était pas trompé qui salua et enrôla parmi la fine équipe d’amis venus l’accueillir lors d’un de ses derniers séjours à « Saint-Paul » : « Antonio de Alcântara Machado qui allait de l’avant tambour battant » au milieu de ces avant-gardistes brésiliens qui « l’amusaient beaucoup ».

En publiant Brás, Bexiga et Barra Funda, Antoine Chareyre fait mieux que de nous amuser beaucoup, il permet au lecteur français de mieux saisir la place d’un petit génie de la nouvelle prose au sein du mouvement moderniste brésilien. Antonio de Alcântara Machado est désormais ce qu’on appelle un classique et c’est l’honneur de L’oncle d’Amérique de nous l’avoir donné. Saluons donc ce magnifique travail de traduction nourri d’un appareil critique de notes, accompagné d’une très érudite postface avec des suppléments qui sont une riche source d’informations et de contextualisation tant pour les brésilianistes que pour les lecteurs curieux. Tout ceci, il faut y insister, est exceptionnel et je ne peux que relayer avec enthousiasme l’invitation de l’éditeur sur son site : « Soyez chics, soyez snobs, distinguez-vous : lisez et faites lire les livres de L’oncle d’Amérique. »
* Il suffit pour s’en rendre compte de visu d’aller au Salon de l’autre Livre qui, cette année, se déroulera du 26 novembre 2021 au 28 novembre 2021 à la Halle des Blancs Manteaux (Paris, 75004).

Brás, Bexiga et Barra Funda de Antonio de Alcântara Machado, traduit du portugais brésilien par Antoine Chareyre, L’Oncle d’Amérique traducteur-éditeur, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Antonio de Alcântara Machado – origine inconnue / L’Oncle d’Amérique traducteur-éditeur.

Prochain billet le 19 octobre.

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Patrick Corneau