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Jardins et routes, journal 1939-1940

Patrick Corneau

J’avais primitivement intitulé cette chronique « Relire Jünger ». Et puis à la réflexion, je me suis rendu compte que si je l’avais déjà un peu lu, je ne l’avais jamais vraiment lu. En tous cas pas comme ces « lecteurs pénétrants » que Melville appelait de ses vœux. Sans doute avais-je été déconcerté par cette œuvre étrange fortement teintée d’une symbolique entre arts occultes et romantisme allemand (principalement à travers la figure de Novalis) – références qui me sont un peu éloignées – mais qui emprunte aussi à la tradition initiatique, gnostique et la culture la plus classique. La lecture de Visite à Godenholm (1953) il y a quelques années m’avait profondément intrigué sans que je sache exactement les raisons de mon trouble. Sans doute le mystère allégorique qui hante ce court récit atteignait-il quelque profonde résonance en moi. L’ayant relu récemment, je compris que la gnose jüngerienne est aussi une poétique dans la mesure où les mots sont des effigies d’un sens originel, à la fois hors d’atteinte et infiniment proche. Ainsi ce qui unit Novalis (et Hölderlin) à Jünger n’est pas seulement d’ordre littéraire mais véritablement d’ordre métaphysique et ontologique.
J’avais eu la malchance aussi de commencer à lire Jünger dans les années 70, époque où sa stature d’écrivain était contestée par la nomenklatura intellectuelle française en raison de ses engagements politiques ou du moins de sa participation aux événements historiques dont témoignent ses journaux de guerres. On le présentait alors volontiers comme un belliciste impénitent* voire comme un « auteur phare du nazisme » conformément à la pulsion calomniatrice qui anime ceux à qui la force et la beauté échappent par paresse, ignorance ou aveuglement idéologique.

Et puis, j’étais tombé par curiosité brésilianiste sur Voyage atlantique : Journal de voyage paru à la Table ronde en 1993 et littéralement ébloui par la qualité du regard de ce voyageur qui lors d’une croisière autour de la Méditerranée et le long des rivages de l’Amérique du Sud à la fin des années 30 fait jaillir l’intérêt des moindres choses, des objets les plus « pacifiques ». Même quand Jünger se fait grave, son monologue ne se départit jamais du ton de la familiarité et, sous l’apparente froideur de l’exceptionnel entomologiste qu’il fut, se cachent une tendresse et une attention au monde exceptionnelles. Je voyais en acte se déployer la profondeur d’un regard hors norme, d’une acuité fulgurante tout en restant intensément humain. Je m’étais promis alors de m’engager dans la lecture intégrale des journaux.

Je viens de terminer Jardins et routes, journal 1939-1940. Jünger tout en étant proche des milieux nationalistes vient d’achever et de publier Sur les falaises de marbre, parabole dénonçant le triomphe de la barbarie nazie ; il sait que son rejet de l’aveuglement idéologique, de la communication de masse ne sera compris que sous le vêtement de l’allégorie par des happy few sensibles à l’éthique lucide et distante telle que la concevait l’auteur de La Chartreuse de Parme. Puis il part pour la « drôle de guerre », où les deux adversaires se figent dans une étonnante immobilité. Dans sa hutte de roseaux, de l’autre côté du Rhin, l’officier Jünger observe les lignes françaises par un hiver glacial et s’immerge dans les grands rythmes de la nature, en attendant le déclenchement de l’Apocalypse. Ce sera l’offensive foudroyante de juin 1940 ; cheminant à marches forcées derrière les blindés victorieux, il n’en verra rien, sinon les images sinistres qui jalonnent la déroute française. Secourable aux prisonniers encore sous le choc, il s’interroge sur l’esprit du paysage et sur ceux qui lui ont donné forme, ces anciens vainqueurs qu’a balayé « l’étrange défaite ».
Dans ces pages Jünger est loin d’être un observateur romantique à la française, épris de ses états d’âme orageux qui ne retrouve partout où il va que l’ombre portée de son trouble ou de son enthousiasme. L’auteur de Jardins et routes comme de Voyage atlantique, s’attache d’abord à l’exactitude et à l’objectivité de son récit. Cet écrivain, que des critiques hâtifs ont classé parmi les obscurantistes, fut surtout un homme qui fit de l’attention la vertu majeure de l’écrivain. À maints égards, ses récits de voyage comme ses journaux s’apparentent aux chroniques du dix-septième siècle où, dans une prose magnifique, des militaires ou des négociants écrivaient leurs rapports et leurs chroniques sans autre intention, en apparence, que de donner au lecteur les informations les plus précises. Allant de pair avec l’exploration des profondeurs de l’âme humaine et de l’Âme du monde – l’une donnant accès à l’autre -, Jünger le naturaliste, disciple de Buffon, de Linné, de Fabre, accompagne l’auteur dans ses cheminements. Être attentif, ne pas se laisser abuser par la facilité des explications mécanistes, laisser les phénomènes s’éployer dans l’entendement humain, prendre figure, telles sont les règles, au sens presque monastique, de l’écrivain. L’approche jüngérienne, et c’est son originalité, ne fait a priori aucune différence entre l’attention requise par un phénomène naturel, l’attention requise pour soulager la peine humaine par un geste secourable et l’attention requise par une œuvre de l’imagination.

Devançant l’étonnement qu’un lecteur sceptique pourrait avoir devant son goût pour les « chasses subtiles » (entomologie) au milieu du chaos dont il paraît « détaché », il s’en explique ainsi : « Le caractère paradoxal de telles occupations au milieu des catastrophes ne m’a pas échappé, mais je les ai trouvées en quelque sorte rassurantes – elles trahissent une réserve de stabilité, même dans la condition de civilisé. De plus, j’ai appris dès 1914 à travailler dans le voisinage du danger. À notre époque, il faut jouir d’un calme de salamandre si l’on veut parvenir à ses fins. Cela vaut particulièrement de la lecture que l’on poursuit à travers des phases heureuses et funestes de la vie ; si l’on y ajoute chaque jour quelques briques, on peut, après soixante ou quatre-vingts ans, habiter un palais. »
Il poursuit avec des explications donnant quelques clés sur le dessein herméneutique de déchiffrement du monde qui anime son travail d’écrivain : « J’ai toujours trouvé plein de sens mon goût pour ces chasses subtiles, tandis que mes amis, à l’exception de Friedrich Georg (son frère), les considéraient comme un aspect singulier et hoffmannesque de mon univers. Il est vrai que l’individu ignore le plus souvent pourquoi il se livre à de tels travaux. Il me semble en ce qui me concerne que l’alphabet ne me suffit plus. J’ai besoin d’une écriture comparable à l’écriture égyptienne, ou à l’écriture chinoise avec ses cent mille idéogrammes ; aussi ai-je adopté celle-ci qui me permet de butiner dans toutes les ruches de deux siècles d’érudition, lesquelles ont été remplies pour ma jouissance. D’une façon générale, c’est là ma position à l’égard des sciences du XIXe siècle : ce sont des échafaudages sur lesquels je fais ce qui me plaît. Je m’approprie de cette façon une série de points, de types, d’incrustations de toutes les couleurs, dont le monde est recouvert comme des nœuds d’un filet. On entame ainsi les choses plus finement qu’avec des mots, mais le luxe de cette façon de procéder, c’est que tout cela n’est destiné qu’à ma propre jouissance et demeure incommunicable. Néanmoins, je ne puis regarder ce goût comme un fourvoiement. Il en va de lui comme de mes rêves – loin de m’y écarter de ma sphère, je l’approfondis et je l’élargis. »

L’œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d’une résistance active au règne de la quantité. Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd’hui. On est surpris en maints passages de Jardins et routes par les intuitions d’un esprit qui vient avec une assurance et une sérénité quasi olympienne contredire le délire universel d’un monde qui abandonne les puissances du mythe et du logos pour s’assujettir au pouvoir de la technique. A la date du 19 août 1939 du journal, cette analyse quasi médiologique des effets déshumanisant de la technologie qui n’aurait pas déplu à un Gunther Anders : « Deux jours à Hambourg. Même lorsqu’on se rend régulièrement dans des grandes villes, on est chaque fois surpris par l’aggravation de leur caractère automatique. Chose étrange, leur air de léthargie, d’absence, d’égarement s’accentue en proportion. Cela se lit sur le visage des individus, cela se sent à la façon dont les masses circulent et dont on voit les conducteurs installés au volant de leurs voitures. Il semblerait que la part de conscience qui se dépose dans les formes soit du même coup perdue pour les êtres.
Sans doute la technique a-t-elle des aspects inhibants – par exemple dans la géométrie pure des formes, dans les carrés, les cercles, les ovales et les lignes droites dont les autoroutes ont dû s’écarter, de peur que les conducteurs ne s’endorment. La même remarque s’applique à ses rythmes – à leurs cadences rapides, bourdonnantes ou chantantes, à leurs alternances régulières, à leurs déroulements fluides et, d’une façon générale, au formidable bercement de leur monotonie. Cela apparaît surtout clairement dans les domaines où elle s’adresse directement à la vue – comme la propagande, qui ressortit à la technique aussi bien par les contrastes noir sur blanc de ses formes que par ses répétitions monotones. Les spectateurs qui sortent du cinéma ressemblent à une foule de dormeurs qui s’éveillent, et lorsque nous pénétrons dans une salle baignée de musique mécanique, nous avons un peu l’impression d’entrer dans l’atmosphère d’une fumerie d’opium. »
Au regard d’une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien de ratiocinant, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l’essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer un système ou une règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou à fuir dans les nébulosités mystiques.

Avançant dans le désastre de la guerre qui n’est que confrontation aux « orages d’acier » fomentés par la puissance et le pouvoir, le lecteur ami des livres qu’est Jünger n’en continue pas moins quotidiennement à explorer les territoires de la littérature (« Méditation de haut rang sur la gloire et la décadence – dans la poussière des lauriers » écrit-t-il). On est confondu par l’étendue et la variété de ses lectures. Car la littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l’émerveillement. Mais la littérature est aussi pour Jünger la voie de l’immémorial et la parcourir, la pratiquer une manière de s’inscrire dans une tradition. La fidélité à la tradition vaut d’autant plus qu’elle est moins directement le fait d’une résolution. Lorsque les temps sont à la profanation, à l’oubli, à la table rase, voire à l’ignorance pure et simple, la fidélité à une tradition devient l’anticonformisme par excellence. Jardins et routes est riche de ramifications et de références livresques. Lire Jünger, c’est être conduit à se remémorer les œuvres décisives de la littérature européenne, de Homère à Bernanos et Gide avec de significatives incursions vers l’Orient, en particulier Les Mille et une Nuits.
La relative marginalité de l’œuvre de Jünger dans une époque amnésique tient sans doute à ce qu’elle se situe avec tant d’aisance et de désinvolture** au cœur d’une culture et d’une civilisation devenues de plus en plus étrangères à ceux qui en sont les héritiers. Les présocratiques, les stoïciens, Villon, Dante, Goethe, Shakespeare, La Bruyère, Nietzsche, Hugo, Maupassant, Léon Bloy entrent avec infiniment de naturel dans l’entretien jüngérien.
Cependant, certains noms reviennent avec une insistance particulière comme Novalis, dont il est légitime de voir dans l’œuvre de Jünger un authentique prolongement. Avec Novalis, l’œuvre de Jünger nous enseigne à dépasser le nihilisme, dont Nietzsche a donné une définition magistrale : « L’œil du nihiliste idéalise dans le sens de la laideur, il est infidèle à ce qu’il retient dans sa mémoire, il permet à ses souvenirs de tomber et de s’effeuiller, il ne les garantit point de ces pâles décolorations que la faiblesse étend sur les choses lointaines et passées. Et ce qu’il ne fait pas à l’égard de lui-même, il ne le fait pas non plus à l’égard de tout le passé des hommes – il laisse s’effriter ce passé***. » Fidèle à la mémoire du monde, l’œuvre de Jünger va s’attacher, en toute chose, à éveiller l’image la plus ancienne et la plus intense, en laquelle se manifeste le pressentiment de la vie magnifique. Cette connaissance à travers la joie et l’ivresse de la Toute-Possibilité n’est autre que le « souverain désir » dont parle Novalis dans sa dédicace à Heinrich von Ofterdingen : « Voir jusqu’au plus profond l’âme du vaste monde. »

Pour celui qui a véritablement dépassé le nihilisme, il n’y a plus de partis, de classes, de tribus, mais l’impératif devoir via une transformation intérieure de révéler, dans le feu qui détruit, la lumière qui éclaire, pour ensuite pouvoir se recueillir dans la « clairière de l’être ».
23 juin 1940 : « Étrange aussi que je sois resté si loin du feu. Héraclite a raison : nul ne traverse deux fois le même fleuve. Le mystère dans ces changements, c’est qu’ils répondent à nos propres transformations intérieures : c’est nous qui formons le monde, et les événements de notre vie ne sont pas soumis au hasard. Les choses sont attirées et élues par nos propres dispositions : le monde est tel que nous sommes. Chacun de nous est donc capable de transformer le monde – c’est l’immense signification qui est accordée à l’homme. Et c’est pourquoi il importe tant que nous travaillions à notre propre formation. »
Beau message à l’heure où, après l’épreuve de la crise sanitaire et les destructions massives qu’elle a entraînées, des reconstructions s’annoncent où nous aurons non simplement à relever des ruines mais à concevoir autre chose…

* Claudio Magris fait à ce sujet une remarque décisive dans Alphabets : « Des écrivains, on attend une condamnation et une démystification de la guerre ; attente éminemment respectable mais parfois naïve, car il y a eu des écrivains, de grands écrivains même — par exemple Jünger, mais il n’est pas le seul —, qui ont célébré et aimé la guerre, si incompréhensible et monstrueux que cela puisse paraître. Pour démystifier et combattre la guerre, la littérature n’a pas à faire des prêches idéologiques, car les sermons, aussi nobles soient-ils, ne sont pas de son ressort ; elle doit montrer et raconter les faits, permettre de les toucher du doigt et d’en sentir l’horreur. »
** A la date du 2 février 1940, cette remarque bien proche de la sprezzatura selon Baldassare Castiglione dans Le Livre du courtisan (Il Libro del Cortegiano, 1528) : « De la désinvolture. Il faudrait encore citer le mot gracious dont l’équivalent nous manque aussi. La grâce conjuguée avec la force est trop rare chez nous pour produire des mots particuliers, et cette raideur nous a souvent fait manquer, au cours de l’histoire universelle, les plus beaux titres de gloire. Aussi les exceptions, par exemple certains Hohenstaufen, restent-elles vivantes dans le souvenir comme des êtres presque magiques. »
*** Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, Traduit par Henri Albert, Le Livre de Poche, 1991.

Ernst Jünger, Jardins et routes journal 1939-1940, traduit de l’allemand par Henri Plard, Maurice Betz, Coll. Titre, Éditions Christian Bourgois.

Illustrations : photographie site Babelio / Éditions La Table ronde – Éditions Christian Bourgois.

Prochain billet le 20 avril.

  1. Bonjour Patrick!
    J’avais lu le »Journal de Belfort » : absence de pathos mais déchirant.

    Au sujet de Jünger tu parles de la poésie de la prose de Jung. Cette remarque me renvoie à l’ouvrage de Françoise Bonardel : « Jung et la gnose » Editions Pierre Guillaume de Roux. Texte intéressant.
    Encore merci pour la qualité de ta chronique.
    JPP.

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Patrick Corneau