De Montaigne, Stefan Zweig disait qu’il est comme « l’ancêtre, le protecteur et l’ami de chaque homme libre sur terre ». Encore faut-il pouvoir le lire dans une langue accessible ! Que chacun puisse s’entretenir commodément avec un écrivain aux idées foisonnantes est en l’occurrence l’objectif de la monumentale entreprise conduite par Bernard Combeaud et le concours de Nina Mueggler avec cette édition des Essais parue l’année dernière dans la prestigieuse collection « Bouquins » chez Mollat-Robert Laffont.
Rares en effet sont ceux qui, en France, peuvent vraiment lire Montaigne, hormis les spécialistes, à cause des difficultés du moyen français. Une nouvelle édition des Essais s’imposait, non pas « modernisée » et encore moins « traduite en français moderne », mais rajeunie et rafraîchie, pour rendre enfin abordable l’œuvre du plus contemporain de nos classiques, le seul qui sache allier savoureusement des réflexions sur l’amour, la politique, la religion, et des confidences plus intimes sur sa santé ou sa sexualité.
Bernard Combeaud a restauré et revitalisé, à partir de l’édition de 1595, cette somme géniale à bien des égards fondatrice de ce que nous pensons, nous, hommes du vingt et unième siècle.
Cette adaptation « de bonne foi » a été conduite par un seul homme, « humaniste des temps modernes, à l’intelligence féconde, au savoir inépuisable et à la bonté rare » est-il précisé dans l’avertissement. Malheureusement disparu en 2018, Bernard Combeaud n’a pu mettre la dernière main à son ouvrage. Il a pu néanmoins écrire une longue préface où il expose avec flamme les principes généraux qui l’ont guidé : « La France est peut-être la seule nation au monde où les lettres sont une partie de la patrie et de la chose publique : comment le père des lettres de France pouvait-il demeurer ce profil de médaille devant lequel on s’incline avec révérence dans le cabinet des antiques, sans jamais plus s’aventurer à le lire vraiment ? Il m’a donc semblé qu’il fallait établir un texte des Essais qui permît de nouveau au plus grand nombre de (bons) lecteurs français de les recevoir oralement avec le plus de plaisir possible.
Comment procéder ?
(…) L’approche est ici davantage celle d’un restaurateur des fresques de Saint-Sulpice, ou d’une tapisserie d’Aubusson : en fin de compte, on ne doit voir que l’œuvre à l’œuvre, et rien du passage du restaurateur : son pinceau indiscret ou sa navette moderne ne doivent jamais apparaître à la première vue. Ou, mieux encore : j’ai voulu, comme le font les musicologues, transposer une partition ancienne de façon à l’adapter aux instruments différents que sont nos voix d’aujourd’hui. C’est un peu, en somme, comme si j’avais revu les « doigtés » qui aident à lire cette partition ; développé les « cadences » qui n’étaient que suggérées d’un trait de plume allant de la note la plus grave à la plus aiguë, et indiqué sur quelle corde devait se jouer la première note de chaque trille. Re-doigter, transposer, adapter, si l’on veut, mais surtout pas « traduire », le morceau devant rester le même autant que possible, bien que la transposition, le changement des timbres et des harmoniques, et parfois même le changement de tonalité soient d’inévitables altérations de l’original. Mais au moins que ces changements nécessaires soient les plus minimes possible, afin que la voix demeure : mon critère, outre ce que je pouvais avoir de tact et de jugement, ce fut l’épreuve du « gueuloir », comme eût dit Flaubert. Quand j’enseignais, j’avais pris l’habitude, trois semaines avant d’expliquer Montaigne, d’en lire à chaque séance une dizaine de lignes choisies à mes étudiants, qui suivaient ma voix sur un fragment du texte que proposa jadis Pierre Villey. Quand venait la première explication, plusieurs étaient déjà fort capables de lire le texte proposé à haute voix sans bégayer, et chacun entendait le sens de la page. Je me suis ici inspiré de cette expérience pédagogique élémentaire, – qui réussissait aussi du reste bien pour des textes plus anciens : mon auditoire entendait assez Marie de France quand je leur lisais à voix haute quelque lai. »
Cette volonté de recevoir le texte à l’ouïe (comme l’ont reçu les premières générations qui se le faisaient lire) me paraît décisive car « le dire de Montaigne n’est que parole vive, et cette parole en acte de dire est un des ressorts internes, et non des moindres, du pouvoir de persuasion et de l’emprise qu’exerce ce dire si singulier sur l’âme de celui qui l’écoute ». Ce texte « re-musiqué » nous rend la « vertu éloquente » de cette pensée en marche à nouveau perceptible : sensible à l’oreille même du « suffisant lecteur » d’aujourd’hui pour peu qu’il veuille se mettre Montaigne dans la bouche et le « tâter et remâcher ».
Il est regrettable que cette merveilleuse préface de Bernard Combeaud, pleine d’un sçavoir aussi profond que nuancé, en empathie totale avec la prose virevoltante des Essais soit précédée par la monolithique, raide et plombante préface de Michel Onfray. On voit bien l’astuce de marketing éditorial consistant à mettre au premier plan une figure médiatique (par ailleurs « auteur maison » chez Laffont) pour propulser les 1 125 pages de ce volume sous les feux de la rampe… Sauf que la proximité Onfray-Combeaud, outre qu’elle est contre-productive à l’illustration du projet combeaudien, est véritablement désastreuse pour le pop-filosophe qui se livre là à un exercice d’une extraordinaire platitude scolaire, entre style journalistique lourdement vulgarisateur et simplisme pataud d’une fiche Wikipedia. Mais la véritable malhonnêteté de ce succédané d’un cours pour université populaire est qu’il tire outrageusement le seigneur de Montaigne dans les obsessions programmatiques et militantes du sieur Onfray, à savoir : matérialisme buté, athéisme militant et sur-stoïcisme façon Nietzsche. Vouloir résumer le processus de sagesse de Montaigne en 13 « découvertes » (dont l’antispécisme et le féminisme !) est non seulement pitoyablement réducteur mais typique de l’illusion d’optique dont sont victimes de nombreux exégètes et qui consiste à expliquer la mentalité ou les positions philosophiques d’un auteur à la lumière du cours postérieur de l’histoire. Sergio Solmi dans un remarquable petit essai La santé de Montaigne chez Allia – que l’on substituera bien évidemment à Onfray – a intelligemment pointé la propension des commentateurs rationalistes et dogmatiques à forcer Montaigne dans un certain sens (critique larvée de la religion, art ultra raffiné de la réticence et de la concession politique, aptitude à masquer les affirmations dangereuses, etc.) qui donne de l’écrivain une image de penseur « en forme » et de prophète déclaré de l’humanisme et de l’immanentisme moderne.
Montaigne n’avait pas conscience de la portée philosophique et novatrice de sa pensée, qui n’apparaît pas dans les Essais selon Solmi et c’est avec justesse d’ailleurs que Jean Starobinski parlait du « philosophe imprémédité et fortuit ». La sagesse de Montaigne pour Sergio Solmi est le produit d’une « merveilleuse causerie » consistant « en une progressive corrosion de tous les idéaux et de tous les buts qui rendent la vie difficile, pour proposer l’idéal le plus élémentaire et le plus simple possible : celui d’une souple et exacte adhésion de l’individu au mouvement naturel et au rythme de la vie même. Un idéal qui pourrait s’appeler, d’un mot pris dans son sens latin, la santé. »
Lire Montaigne dont la parole est rendu à nouveau audible grâce à cette superbe édition, c’est réécouter une antique musique de sagesse qui nous invite à reconquérir un instant de solitude. Elle nous aide à retrouver un équilibre intérieur originel, à considérer combien tout ennui, toute adversité perdent de leur importance face à la plénitude de l’âme qui, « ferme en son assiette » affronte le flot désordonné de nos chimères et autres fantastiqueries : « Combien lui vaut d’être logée en tel point que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte ou doute qui lui trouble l’air, aucune difficulté passée, présente, future, par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. »
Montaigne, Les Essais, nouvelle édition établie par Bernard Combeaud avec la collaboration de Nina Mueggler, préface de Michel Onfray, Mollat | Robert Laffont, collection « Bouquins », 2019.
Illustrations : Portrait de Montaigne au chapeau, dit de Larochebeaucourt, Ecole française / Éditions Mollat | Robert Laffont.
Prochain billet le 16 février.
Les livres de la collection “Bouquins” sont des objets superbes notamment la finesse et la solidité du papier,
mais je n’aime pas ce nom familier. Je ne crois pas qu’un boucher parle de “barbaque” quand il veut parler de sa viande. Ceci dit je n’ai jamais pu dépasser 50 pages de Montaigne dans le français du 16 siècle. J’ai réussi avec l’édition en français moderne. Je suis tout honteux et exclu du club des puristes.