La passion que l’on porte à un « grantécrivain » est-elle suffisante pour justifier de faire d’un épisode de sa vie un « biopic » dans lequel l’hommage irait jusqu’à essayer d’imiter les tours de phrases, le style même de l’auteur révéré ? J’en doute à la lecture du quatrième roman du jeune – et de toute évidence talentueux – romancier qu’est Alexandre Postel – dont j’avoue ne rien connaître. C’est tout simplement le titre qui m’a retenu et poussé à lire Un automne de Flaubert.
Un automne, une saison dans la vie finissante du solitaire de Croisset. Nous sommes en 1875 : Gustave Flaubert a cinquante-trois ans et traverse une grave crise dépressive : il se considère comme un homme fini. Menacé de ruine financière, accablé de chagrins, incapable d’écrire, il voudrait être mort. Alexandre Postel décrit un homme « à l’œil morne, sa moustache tombante, son teint congestionné et l’affaissement de ses chairs lui donnent l’air tout à la fois d’un vieux cabotin et d’un boucher, autrement dit d’un homme usé par un travail répétitif auquel il ne croit guère. » Si Flaubert a toujours dû lutter contre un pessimisme naturel, il faut avouer que le sort s’est acharné sur lui. Autour de lui, les décès se succèdent. C’est d’abord sa mère et son grand ami Bouilhet, puis des écrivains comme Jules de Goncourt, Théophile Gautier et Ernest Feydeau, autant d’amis qui lui rendaient la vie moins ennuyeuse et qui, subitement, désertent. De plus, sa nièce Caroline, dont il a assumé l’éducation et à qui il a offert une présence quasi paternelle depuis qu’elle est orpheline, lui cause des soucis : elle est mariée à un négociant dans l’industrie du bois, dont les affaires périclitent, une faillite est imminente et pourrait entraîner la ruine de tous y compris la sienne. Il se voit dans l’obligation de mettre le nez dans ses comptes, peut-être de vendre une ferme, et donc tremble pour sa vie de rentier – gage de liberté. De tels soucis grèvent son imagination et l’accablent au point d’entamer sa résolution d’écrire. L’homme de lettres est en panne. C’est un aboulique, à bout de souffle, abattu que nous dépeint Alexandre Postel : « La poitrine de Flaubert se gonfle d’un soupir qui s’achève en sanglot. »
Pour soigner cet état déplorable de prostration, Gustave décide de passer l’automne à Concarneau où un savant de ses amis dirige la station de biologie marine. Là, pendant deux mois, il prend des bains de mer, se promène sur la côte, s’empiffre de homards et de turbots à la crème, observe les pêcheurs, regarde son ami disséquer mollusques et poissons.
Alexandre Postel saisit ce condensé d’abandon portuaire, sorte de parenthèse avant le sursaut des dernières années pour – comme ces origamis qui, au contact de l’eau, se déplient – rayonner dans la vie de l’écrivain et en déployer les tiraillements, les marasmes, les nostalgies. C’est l’ensevelissement puis la résurrection d’un génie qui nous sont ici restitués en un exercice d’invention littéraire mené avec maestria. Car Georges Pouchet, cet ami savant, du genre « médecin-qui-fréquente-les-écrivains », va sans le savoir, remettre la machine flaubertienne à l’écriture ; comme s’il y avait un lien entre les poissons et la création – Proust y reviendra plus tard, en évoquant le restaurant du Grand-Hôtel de Balbec devenu aquarium pour amateur « d’ichtyologie humaine »… Il y a un certain plaisir voyeuriste pour nous, lecteurs du XXIe siècle, à observer le fond du gouffre flaubertien où se joue la lente guérison du colosse s’ébattant entre plaisirs joviaux, récidives d’abattement et provocations énormes.
Un jour, dans sa petite chambre d’hôtel, il commence à écrire un conte médiéval d’une grande férocité – « pour voir, dit-il, s’il est encore capable de faire une phrase ». La Légende de saint Julien L’Hospitalier prend forme. L’écriture des contes relancera celle des « deux bonshommes » (Bouvard et Pécuchet). A partir de ces éléments avérés, confie Alexandre Postel « j’ai imaginé le roman de son oisiveté, le rêve de sa rêverie, la légende de sa guérison. Cela aurait pu s’appeler : Gustave terrassant le dragon de la mélancolie ».
Le projet n’est pas sans ambition littéraire. Pour être à la hauteur stylistique de son modèle, Alexandre Postel n’a pas ménagé ses efforts. Ainsi le présent de l’indicatif devient chez lui hypnotique à l’instar de l’imparfait chez Flaubert. Pour mieux coller à la truculence flaubertienne, il n’hésite pas à reprendre des bonheurs d’expression puisés dans la correspondance pour les « coller » dans le fil de sa phrase avec un simple italique pour signalement. Et puis il y a le personnage de cette « Mademoiselle Charlotte », la chambrière de la pension Sergent, qui ressemble à s’y méprendre à une esquisse de Félicité, l’héroïne apparemment triviale mais si attachante et vulnérable d’Un cœur simple.
Les descriptions, énumérations, réflexions, observations et notations feraient presque mouche si la minutie, le côté « travail de dentelle » et un brio qui, parfois, semble jouir de sa trop facile aisance, n’agaçaient à la longue. Il faut savoir n’en pas faire trop, c’est une question de politesse narrative. Nous sommes loin de la large respiration de la phrase du maître, si « naturelle », si intrinsèquement poétique qu’elle a fondu, effacé la moindre trace des gigantesques douleurs du travail qui l’a enfantée. Jamais Flaubert n’aurait osé cette formule d’une insigne faiblesse : « De même que la sardinière ressuscite les poissons morts dans la vie éternelle de la conserverie, le travail de la phrase ne consiste-t-il pas à figer les idées dans l’éternité du style ? »
Il y a pourtant dans ce roman un passage d’une véracité assez touchante car indicative de ce qui opposait le bougonnant Flaubert au « stupide XIXe siècle » (selon Léon Daudet). Le docteur Pouchet l’emmène dans sa salle de dissection où de nouveau, mollusques et poissons défilent sous le scalpel : la vie s’abrège, s’évanouit pour révéler ses secrets. Le pauvre Flaubert se met soudain à envier le scientifique convaincu « que la science est le plus parfait accomplissement de l’esprit, que les savants sont les seuls héros dont l’humanité puisse légitimement s’enorgueillir, et qu’il n’y a pas de plus noble ambition que de vouloir contribuer, par un travail rigoureux, méthodique et souvent ingrat, au développement de la connaissance ». Alors que lui, le scribouillard « a voué sa vie à des occupations puériles, à des amusements indignes et subalternes, à une parodie de grandeur scientifique ». D’un côté le savant fouillant dans les dessous de la vie, confit en scientisme conquérant et de l’autre « un gros enfant qui mange, dort, chie et trompe l’ennui comme il peut ». Devant l’autorité générale de l’activité efficace, Flaubert a un moment de doute : il chancelle. Alors il comprend ce qu’un scalpel ne pourra jamais faire, mais qu’une plume trempée dans de l’encre s’honore de pouvoir faire : la cérémonie du style par laquelle le Verbe se fait chair, soit « ce grand acharnement du désir, de l’abjection, de l’accablement et de la volupté, qu’aucun microscope, aucune table de dissection ne sauront révéler ». C’est la revanche de l’art vivant, infini en son pouvoir de métamorphose face à la finitude d’une science froide, prisonnière de ses lois, règles, procédures et, dans son essence comme dans son projet, éminemment délétère ; Flaubert a reconquis sa dignité et son prestige d’artiste-créateur, c’est « la fin de son hébétude, de ses errances, des mornes rêveries qui l’accablaient alors ». Fin de l’épisode. Notre grand et fort Normand, rouge homard comme il se doit, est remis à flot. À cinq ans de sa mort, il peut glisser à nouveau dans l’élan souverain de l’écriture.
Somme toute, Alexandre Postel nous donne à lire un récit aux frontières du roman, ambitieux, audacieux par certains aspects. Grâce à un important travail documentaire, Un automne de Flaubert est plutôt réussi quant à sa manière d’épingler le complexe physico-psychique « Flaubert », nous immergeant totalement « dans la tête de Gustave ». On peut en revanche ne pas apprécier sa tentative (non avouée) de pasticher son style – si l’intention est louable en esprit, elle est, en lettres, ni fondée ni sensée et, de ce fait, irrémédiablement manquée. Le « grantécrivain » est unique et non reproductible – il n’a pas de disciples ; il n’a que des imitateurs*.
* La virtuosité a parfois quelque chose de glaçant, il faut un léger tremblement, une fragilité qui nous éloigne de la mortelle perfection de l’exécution toujours au risque du « mécanique ». Parmi les écrivains revendiquant une proximité avec Flaubert, Marie Hélène Lafon est de ceux dont la musique consonne le mieux avec le modèle. Son « flaubertisme » est sensible, charnel, musical alors que celui de Postel est intellectuel, cérébral, conceptuel. Il faut dire que son Flaubert chez Buchet Chastel, présenté ici lors de sa parution, est un exercice d’admiration très personnel (viscéralement subjectif) dont l’entraînante ferveur, l’ardeur incarnée sont de belles invitations à la (re)lecture du maître.
Un automne de Flaubert d’Alexandre Postel, Gallimard, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).
J’avais écrit ce billet avant la diffusion samedi 15 février de l’entretien entre ces deux auteurs invités par Alain Finkielkraut dans son émission Répliques : « Pourquoi Flaubert ? », programme auquel je renvoie bien évidemment.
Illustrations : photographie de F. Mantovani / Éditions Gallimard.
Prochain billet le 20 février.