LES LIVRES
Je hais les Livres :
Ils me fatiguent les yeux…
Il y a le Récit des Jours Heureux à Tahiti,
Le Vade-mecum des Îles…
Après quatre semaines dans les mers du Sud,
L’anglais de l’auteur commence à rouiller
Et il se met au tahitien.
Il donne à entendre que son plus grand tourment
A été d’échapper aux avances des vahinés,
Mais le reste du livre
Est probablement fondé sur des faits authentiques.
On y trouve une foule d’informations utiles
Sur la façon de servir le poi,
La source de la légende de l’arbre à pain,
La façon de boire le kava ou de se dispenser d’en boire…
L’auteur explique que cette vie-là est la seule vie possible
Et va jusqu’à promettre
Qu’un de ces jours il enverra promener ses manuscrits
Pour finir ses jours avec Petite-Cochonne-de-Mer-Rieuse,
la beauté du village…
Pourquoi attendre ?
Puis il y a le Petit Recueil d’Essais Baroques,
Pas de quoi donner mal au crâne…
L’auteur se met à nu et parle de ses plats favoris,
Avoue combien il aime sa pipe
Et quels sentiments l’attachent à sa vieille canne…
Un frisson à chaque page.
De tels essais balaient tous les doutes
Sur ce qu’éprouve l’auteur en se baladant dans le métro
Ou en flânant le long des Palissades.
L’écrivain semble s’en tenir à l’idée
Que ce bon vieux globe n’est pas si mauvais que ça.
De tels calmants, à l’usage,
Valent tous les anesthésiants.
Personne au monde n’aurait l’idée d’acheter un tel livre.
On le trouve sur la table de chevet dans la chambre d’amis,
On le gagne dans une kermesse,
Ou quelqu’un vous l’offre pour Pâques…
Et ose vous demander si vous avez aimé.
N’hésitez pas à montrer les dents !
Il y a encore le Roman de l’Émotion Primitive,
Dernier Mot de la Passion Déchaînée…
Le dernier mais non le moins brûlant.
L’auteur écrit sur le sexe
Comme s’il était le Christophe Colomb de cette grande affaire.
Le héros et l’héroïne écument le Sahara
Ou campent sans façon sur une île déserte
Ou se contentent d’errer autour de la ville,
Mais l’intrigue est toujours la même…
Ils n’arrivent jamais à s’entendre.
L’homme se révèle être le fils d’un aristocrate,
La femme est la plus riche héritière du monde,
Ils se marient, sont voués à passer leur vie ensemble…
Et leur vie n’en est pas autrement bouleversée.
On tirera bientôt un film du livre,
Ce qui n’est pas faire injure à l’auteur.
Les gens prennent la chose avec indulgence et rigolent :
Ce n’est peut-être pas la plus haute forme d’art,
Mais après tout, plaident-ils, l’auteur doit bien vivre…
Profonde idée !
Et puis il y a le Roman Réaliste,
Un étouffe-chrétien de cinq cents pages…
C’est un secret de Polichinelle :
Le livre est le prix des expériences intimes de l’auteur.
Ne les aurait-il pas vécues,
Jamais il n’aurait pu écrire –
Ce qui n’aurait peut-être pas été plus mal.
Il offre un tableau du train-train de la vie de famille…
La petite Rosemary veut poignarder Grand-Père,
Papa souhaite que Maman soit bientôt raide dans sa tombe
Et Bobby veut épouser son grand frère…
L’idée que l’auteur a de l’action consiste à inviter
L’un ou l’autre des comparses à mettre les pieds
dans le plat.
La grande scène du livre… c’est cet instant-clé
Où l’héroïne prend la décision de remettre au goût du jour
sa vieille robe de taffetas…
Tous les personnages filent un mauvais coton,
Sont bourrés de problèmes, n’en peuvent plus de frustration,
L’auteur ne cesse d’expliquer qu’ils étouffent…
Et moi je prie Dieu : qu’on leur donne un peu d’air !…
Je hais les Livres :
Ils me fatiguent les yeux…
Dorothy Parker, Hymnes à la haine, traduit de l’américain par Patrick Reumaux, Libretto, Éditions Phébus.
Ces poèmes assassins publiés en 1916 par la chroniqueuse et écrivaine Dorothy Parker (1893-1067) dans Vanity Fair sur les maris (qu’elle dit haïr car « ils lui bouchent la vue »), les femmes, la famille (qui « lui donne des crampes d’écriture »), le théâtre, les livres, les films, les fêtes, etc. sont à quelques variantes près férocement vrais 103 ans plus tard… Faut-il s’en réjouir ?
Illustrations : photographie Hulton Archive / Éditions Libretto, Éditions Phébus.