Patrick Corneau

Pour une fois, je ne ferai aucun commentaire* d’un livre qui est l’aboutissement d’une vie, qui est l’ultime message en forme de testament (ou de credo si l’on veut) d’un esprit qui ne cessa d’interroger l’homme en ses actes, pensées, œuvres, cultures. Michel Serres, philosophe, historien des sciences, disparu le 1er juin 2019, envoya la veille de sa mort, par e-mail à son éditrice et amie Sophie Bancquart l’ultime version de Relire le relié, avec cette mention finale : Agen 1945 – Vincennes 2019. « C’est le dernier livre de Michel Serres, explique-t-elle, celui sur lequel il aura probablement travaillé toute sa vie et qui clôt son tour du monde. À la fin, il ne tenait plus qu’à ce texte, comme s’il devait l’achever avant de s’autoriser à mourir. »

Michel Serres eut le temps de présenter son livre en ces termes : « À l’âge analytique – celui des divisions, décompositions, destructions, y compris celle de notre planète – succède celui de la synthèse et de la reconstruction. Nos problèmes contemporains ne peuvent trouver que des solutions globales. Comment ne point finir par le religieux, dont on dit qu’il relie, selon un axe vertical, le ciel à la terre, et, horizontalement, les hommes entre eux ? »

Dans ces dernières pages d’une clarté épiphanique, ouvrant la venue du temps des conciliations, des équilibres, c’est une émouvante synthèse que nous livre Michel Serres où il est question de religion, de Dieu, de la foi catholique, du péché originel (audacieusement et lumineusement interprété) mais aussi des Rois mages annonciateurs des mondes virtuels, de la violence des collectifs selon René Girard,  etc. « Comment cheminer des uns vers l’Autre, de la politique à la mystique, des humains reliés à ce qui les libère de ces liens ? » Tout le parcours de vie et de pensée du philosophe est la tentative de réponse à cette question.

Ce livre à mon sens immense n’a pas, présentement, reçu l’accueil à la hauteur de ce qu’il énonce : la prodigieuse rupture révélante (ou apocalyptique) du christianisme par rapport à l’anthropologie et à ce que cette dernière nous enseigne de ce qui est au fondement des sociétés archaïques et oriente le destin du monde. Michel Serres va plus loin que René Girard (dont le catholicisme est plus conservateur), il le complète en l’approfondissant. Il faudra un peu de temps pour le comprendre ainsi que les « vérités cachées » qu’il exhume ; Michel Serres le savait : « Rien de plus difficile que de lire le vrai nouveau sous le banal, convenu. Que de connaître la Bonne Nouvelle. »

Plutôt que de gloser vergogneusement sur ces confessions pudiques et ultimes où « la foi et le doute, le faux et le vrai se télescopent », je préfère donner ce bel extrait qui clôt le premier chapitre et condense le message de Michel Serres :

Ensemencement multiple de points chauds, la nuit

Dieu se cache en de profondes ténèbres, aussi bien dans la nuit du monde, dont il s’absente de la science, qu’en la mécréance de mon âme ou l’ignorance de ma raison, écrasée par les contradictions au sujet de son existence, ou encore au sein du mystère noir qui m’attend après la mort. Dieu est retiré en ces obscurités.

Il arrive que, devant moi qui, vivant en Occident au vingt et unième siècle, jouis assez d’argent pour manger, boire et me chauffer, qui maîtrise un peu de savoir et de langue, s’allume, faible, une étoile, tremblante sur ce fond sombre ; je la suis et, au bout d’un périple qui dura ma vie, je parviens enfin, non point à la lumière solaire de midi, hors d’une caverne à la mode platonicienne, mais, pendant la nuit, à une crèche sombre au fond de laquelle vagit un nouveau-né, parmi bêtes et bergers, entre le père et la jeune accouchée, à peine décelables dans l’ombre de la grotte.
Alors, je commence à comprendre que la nuit n’est pas seulement le modèle de la connaissance mais celui de la naissance. Tout commence dans le noir – noche oscura -, l’infime et le ponctuel. L’étoile s’éteint à travers une aube encore sombre. Tout commence très petit, par des lallations vers le langage, par cette misère sans abri vers toutes les valeurs, par cette ignorance pastorale vers l’émergence d’une compétence, par un grain de sénevé promettant un arbre touffu, par un papillon dont le battement infinitésimal d’aile va déclencher un orage majeur, par le potentiel, le virtuel, presque inexistants, portant dans leurs flancs de nouveaux mondes, par l’inspiration subtile dont le souffle engendrera poème ou théorème, par une abstraction absente vers l’explication de l’univers présent, par une empathie dont la bonté s’étend de mon frère, blessé gisant dans le fossé, à l’humanité mondialisée…, cette bonne nouvelle descend sur moi sans loi, ordre, précepte ni règle, en une surabondance disparate et fortunée, cataracte éblouissante et libre de lumière épiphanique. Nées d’un point brûlant infinitésimal, cette aurore de béatitudes, cette nuit étoilée aux milliards de galaxies et de constellations – atomes et mondes, cellules et organismes, notes et musiques, lettres et langues, éléments et systèmes, axiomes et géométries, individus et groupes…, les uns reliés aux autres par l’accolade déjà dite -, ces points chauds connectant à l’infini, comme sommets, le réseau de l’univers, transportent d’extase. Coeli et terra enarrent universa mirabilia tua…, les cieux et la terre narrent tes universelles merveilles.
Hélas, cette clarté surabondante et profuse peut à nouveau se fondre dans son fond aux épaisses ténèbres ; par exemple celles sous lesquelles des hommes sauvages en armes massacrent des innocents. Pour sauvegarder cette naissance improbable, ces vagissements d’un toujours nouveau-né, d’une violence dont l’énergie têtue, sans trêve renaissante, le précipitera plus tard vers le supplice, pour sauver cette mutation soudaine de l’élimination impitoyable par la société environnante, ses parents fuient, avec lui, en Égypte, pays que les Juifs comparaient, à l’époque, au Schéol, à un enfer d’aveugle obscurité mortelle, où Dieu, absconditus encore et toujours, réside et se cache. De nouveau, Il s’absente et je ne vois personne.
Roi privé de tout pouvoir, mage vierge de toute science, je dois reprendre l’errance.
* Je vois que celui-ci s’est développé à ma plume défendante…

Relire le relié de Michel Serres, Éditions Le Pommier, novembre 2019. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie Manuel Cohen © AFP / Éditions Le Pommier.

Prochain billet le 3 janvier.

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Patrick Corneau