Comme beaucoup, j’ai suivi sur les chaînes de télévision les célébrations du cinquantenaire de la conquête de la Lune. Notamment l’excellente série américaine en trois épisodes de Robert Stone sur Arte. L’exploit scientifique ou plutôt technologique est sans précédent, la prouesse humaine en termes de compétence scientifique, d’abnégation, de maîtrise de soi, de courage est exemplaire. Inutile de rajouter un supplément d’ébahissement au consensus mondial de l’émerveillement. Néanmoins, la fascination de l’exploit cache quelques ombres que le documentaire a eu l’honnêteté d’esquisser, disons avec une timidité, un tact de bon aloi. Les images parlent et parfois, pour l’observateur attentif, elles révèlent des non-dits, des enjeux, des mobiles moins édifiants que le commentaire du film relayant les rodomontades du discours officiel destiné à magnifier cette épopée technico-scientifique.
Deux séquences m’ont frappé. Lors de la mission Apollo 8 – étape de circumnavigation autour de la Lune où tous les éléments décisifs à la mission de découverte d’Apollo 11 en 1969 furent testés – on a pu voir le commandant Frank Borman et son équipage s’exprimer devant des journalistes. Leurs propos sont évidemment extrêmement contrôlés, calibrés, pesés, donc strictement informatifs ; les questions gênantes sont écartées avec une ferme assurance, parfois un brin d’humour mais toujours selon une rationalité en acier, nimbée d’une constante fierté patriotique qui fait de leurs propos un exercice de communication officielle irréprochable. Et même agaçant. Il est évident que s’ils ne l’expriment jamais, ils sont pénétrés, convaincus – comme tous les équipages de la première à la dernière mission en 1975 – du colossal enjeu politique du programme spatial américain lancé par le président Kennedy en 1961. Ce sont les rouages humains d’une titanesque (et quelque part monstrueuse) machine scientifique, technologique et idéologique dont l’objectif – sous l’alibi de l’exploration – est purement et simplement de damer le pion aux Soviétiques. Bref, la survie du « monde libre » est entre leurs mains. On ne peut s’empêcher de confronter le visage lisse, vide de toute émotion, extraordinairement déterminé (donc indemne de la moindre trace de doute) du commandant Borman et celui de son épouse folle d’angoisse qui suit devant la télévision familiale les étapes cruciales du vol.
La scène est ahurissante si l’on y pense, ne serait-ce que par le contraste résultant de la volonté de transparence – à la limite de l’indécence – des médias de l’époque. Toute l’énergie surhumaine exigée, mobilisée par les impératifs de réussite du projet constitue, de fait, une violence symbolique (soigneusement masquée par le cynisme de la propagande) que Susan Borman reçoit en pleine figure, en plein cœur. Cette violence affleure cruellement sur la nudité humaine, terriblement humaine du visage de Susan – pauvre petite fille morte de terreur en entendant le compte à rebours du décollage et de la mise sur orbite, puis du fameux et crucial TLI comme si elle voyait, vivait dans sa chair même la démesure invraisemblable, la pure folie de cette dramaturgie effacées par le sensationnalisme des images et la componction des commentaires (le fade Walter Cronkite et sa moustache à la Clark Gable). Susan semble percevoir sous le siège de son mari l’énormité des 3 400 tonnes de poussée libérées par l’enfer d’explosions des 5 moteurs qui vont élever les 2 000 tonnes de la fusée Saturn V et ses 111 mètres de hauteur hors de la gravité terrestre – l’effroi de cette puissance équivalant à 22 centrales nucléaires, elle ne la recouvre pas du mensonge de la bienséance sociale, fût-elle télégénique… Elle se mord les doigts, se couvre le visage avec les mains, elle ne veut pas voir, elle ne PEUT PAS voir… Ses deux fils sont derrière elle. L’aîné fait bonne figure avec un sourire forcé, il pose tendrement une main rassurante sur l’épaule de Susan… Elle est littéralement au bord des larmes quand on annonce la manœuvre du TLI (« TransLunar Injection » : manœuvre propulsive pour placer un vaisseau spatial sur une trajectoire qui le fera arriver sur la Lune), on sait que l’allumage du moteur est très strictement chronométré pour cibler précisément la Lune, si une erreur de timing survient les trois hommes se perdront définitivement dans l’espace intersidéral…
Dans le grand living-room des Borman, il y a toutes les épouses des astronautes de la NASA, leurs enfants et amis, on voit même le col romain du prêtre de la paroisse catholique dans son costume sombre.
Oui, au fait, et Dieu dans tout ça ?
Où est-Il ? Que fait-Il ? De quel côté est-Il ? A t-Il même droit au chapitre dans cette démentielle odyssée sous le signe de l’« hubris » ? Ce sentiment violent inspiré par l’orgueil que les Grecs considéraient comme un crime ?
Ce petit pas pour l’homme, mais bond de géant pour l’humanité a-t-il troublé le silence éternel des espaces infinis qui effrayait tant Pascal ?
Illustrations : photographies extraites de La conquête de la Lune : toute l’histoire
(Chasing the moon), une série documentaire de Robert Stone, ARTE, 2019.
Prochain billet selon l’humeur ? avant la rentrée de septembre