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LES PORTES DE HAMMERSHØI

LES PORTES DE HAMMERSHØI par Georges Banu

(…) Hammershøi, à l’exception de quelques portraits marqués par l’héritage de la Renaissance primitive, est le maître des chambres vides.
Mais sont-elles vraiment vides ? Non, la séduction provient de cette pincée de concret préservé, avec économie, légèreté, pincée qui les date sans pour autant être un élément décoratif. Les objets sont disposés tels les objets d’un culte profane rendu à la femme immobile, de dos, vestale de ce pur royaume. Un plateau, une soupière, un violoncelle… objets-fétiches, objets qui sauvegardent le lien essentiel avec le réel. Espacés avec soin, disposés avec parcimonie, chacun se distingue par sa nature et surgit dans un emplacement réfractaire à l’encombrement, objets qui évoquent les natures mortes de Zurbarán, solitaires dans une harmonie. La construction n’expurge pas le réel ; les empreintes sont sauvegardées. Le réel est préservé, mais filtré, exalté grâce à la rareté des signes.
Chez Hammershøi les intérieurs sont tamisés grâce à une monochromie subtile qui apaise les différences et homogénéise, relie, unifie les personnes et le contexte. C’est un panthéisme où l’être et l’intérieur se confondent, oublient leurs distinctions et échappent à toute différenciation ontologique. Si Caspar David Friedrich pensait voir « Dieu dans les roseaux », Hammershøi le retrouve dans les silhouettes qui nous tournent le dos et se confrontent à l’énigme muette des murs. Murs non pas des larmes, mais des murmures, des balbutiements, du silence résigné. Murs des prières profanes. Hammershøi peint le recueillement.
Les intérieurs sont imprégnés d’une spiritualité diffuse, cellules dépourvues de contraintes, foyers qui permettent le repli sur soi. La femme de dos les habite comme nous qui, de l’extérieur, les regardons et y pénétrons. Hammershøi nous invite à faire l’expérience chère à Maeterlinck du sacré inscrit dans le quotidien. Sacré réfractaire aux emblèmes canoniques – icônes, intérieurs d’églises -, mais communion avec un monde qui apaise et efface les disparités, qui se colore du gris des galets et de la pénombre des cloîtres où l’on cherche refuge lorsque l’horizon s’assombrit. Les intérieurs de Hammershøi tiennent des deux. Les portes y sont toujours ouvertes.
L’ordre règne imprégné de quiétude. Hammershøi, tout en s’inscrivant dans la filiation de la grande peinture hollandaise, la déborde. Ce qui chez Pieter de Hooch tenait de Tordre intérieur, de la sécurité familiale devient expérience spirituelle au-delà du quotidien et de la vie matérielle. Le monde est secret, mais le secret est ordonné. Rien ne vient le perturber car Hammershøi parvient à trouver dans ces espaces familiers et privés ce que Cézanne voyait dans ses paysages sauvages : l’éternité de l’instant. Le mouvement est arrêté, le silence s’empare des pièces et des personnages, les bruits sont étouffés et les cris suspendus. Un univers clos et protégé, à l’abri de toute intervention intempestive. Les portes ne font pas écran, protections inutiles dans ces intérieurs à la sécurité absolue. Elles scandent seulement l’espace homogène.
Hammershøi évite tout sentiment d’emprisonnement et érige ses intérieurs en espaces d’acquiescement. Les femmes, « ces veuves de la vie », selon Monique Borie, deviennent nonnes de l’attente. (Elles sont une, concentrées en une seule présence, celle de la femme de l’artiste.) Elles ne sont pas enfermées car la poétique de la porte subtilement déclinée procure un sentiment de liberté inattendu, un accord entre l’être et le lieu. Hammershøi multiplie les portes, mais sans les fermer, elles se succèdent telle une invitation au voyage au sein de l’espace insulaire de la maison. Il ne fait coexister que rarement, très rarement, portes et fenêtres, comme si elles renvoyaient l’une et l’autre à des expériences distinctes. Les fenêtres laissent pénétrer l’extérieur, les rayons de lumière. Quant aux portes, elles supposent une claustration qui n’est pas un emprisonnement. Portes ouvertes, entrouvertes, portes qui admettent l’errance au dedans et obturent l’accès au dehors. Portes qui augmentent la concentration sans jamais l’imposer. Hammershøi fait des portes l’adjuvant privilégié de sa mélancolie. Elles la protègent dans l’absence de toute violence, elles préservent le silence et semblent être immobilisées pour ne pas perturber cet espace blanc, deuil des princesses et des vierges. Au centre, seule, la femme de dos, elle aussi, le plus souvent, toute de blanc vêtue. Blanc sur blanc…
Les intérieurs bordés par l’enfilade des portes sont une invitation à la découverte du même : la protagoniste ne se trouve pas enfermée dans une pièce particulière, elle circule librement dans le labyrinthe des espaces repris en cascade, mais toujours identiques, dans une douce neutralité. Cette pluralité libère de l’emprise de l’unique pour inviter à un « voyage » immobile au sein de la maison. Les portes, aux carrefours de l’espace privé, nous conduisent au cœur des lieux et des êtres.
La maison aux portes multiples est une abbaye non consacrée, mais une abbaye tout de même. L’unité chromatique et le mouvement suspendu des portes ouvertes corroborent ce sentiment du religieux intégré qui se dégage des toiles silencieuses de Hammershøi.
La femme placée devant la porte ou l’enfilade des portes exprime une absence absolue d’inquiétude, elle peut respirer sans, pour autant, ressentir le besoin d’avancer vers un dehors dont elle n’éprouve ni la nostalgie ni, semble-t-il, la curiosité. Elle rayonne dans un intérieur vide et ordonné. Intérieur à la fois concret et mental. La femme se fond dans cette union des contraires et accomplit leur réconciliation passagère. Passagère et éternelle car Hammershøi procède à la suspension du temps qui coule au profit d’un temps immobile qui fixe les femmes érigées en splendides silhouettes de l’éphémère, sculptures de l’intérieur. Sans avenir, ni passé, fantômes sensuels face à la porte ou aux portes, elles arrêtent le mouvement et nous invitent à les accompagner en silence. Je les aime ces femmes pour les questions qu’elles posent implicitement. Je voudrais tant qu’elles empruntent les portes ouvertes pour venir à ma rencontre. Mais elles me tournent à jamais le dos, mélancoliques et, sans agressivité ni rejet, elles se refusent à la conversation. Dans ce monde clos et ouvert, les échanges ne sont pas interdits, mais ils doivent rester muets.
Il y a une absence bruyante dans ces intérieurs de paix spirituelle et de prière quotidienne : l’absence de l’enfant. Le couple Hammershøi n’en a pas eu et les toiles dévoilent cette frustration. L’enfant ne vient pas troubler le silence ni se placer sur le pas de la porte comme chez les Hollandais du XVIIe siècle. L’enfant absent atteste la solitude de la femme interdite de maternité et du géniteur inconsolé qu’est le peintre qui s’oublie dans la paix de ce désert intérieur. Toutes les portes sont ouvertes, mais aucun enfant ne se précipite pour les franchir. Il est l’absent qui arrache cet espace au quotidien pour le faire basculer, au-delà de la frustration, dans la paix de la réconciliation avec les manques de la vie surmontés par l’intensité de l’esprit.
Les portes de Hammershøi s’ouvrent sur un néant sans issue et, en même temps, conduisent à la paix de l’intérieur, en accord secret avec le monde, par-delà les défaites et les accidents. Les portes, ici, préservent l’hypothèse d’une issue et, en même temps, la découragent. Il n’y a rien dehors, restons dans l’espace clos sans nous déchirer, accordons-nous avec lui et contentons-nous de la sérénité ainsi acquise. Conséquence d’une résignation et d’une pacification. Les portes sont une invitation déclinée vers un extérieur dont on n’éprouve pas l’attrait. Le dehors reste absent. L’intérieur est un espace d’acquiescement que rythment et ordonnent les portes.
Georges Banu, La Porte au cœur de l’intime, Éditions Arléa, Coll. « Littérature française », novembre 2015.

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Patrick Corneau