Il faut le dire, on entre au musée Jacquemart-André, boulevard Haussmann, comme dans Le Temps retrouvé le narrateur pénètre dans l’hôtel Guermantes pour la fameuse matinée chez la princesse… On traverse un long couloir-tunnel qui ouvre sur une rampe en arc de cercle pour déboucher sur la vaste arrière-cour de ce très bel hôtel particulier où l’on pénètre par un majestueux perron. On parcourt quelques salons d’apparat où sont conservées quantité de vieilleries poussiéreuses puis, par le jardin d’hiver, on monte au premier étage par un bel escalier à double révolution. Après avoir traversé une immense loggia, on laisse ce proustien décor pour accéder aux salles d’exposition qui occupent les pièces privées, minuscules comparées au rez-de-chaussée.
C’est ainsi, l’art se cache dans les trous, les cagibis, voire les placards. Ambiance feutrée, moite, confinée, surchauffée par la présence d’une foule de regardeurs.
Regardeurs ? Vraiment ? Une population de poissons d’aquarium, bouche pendante, l’oreille rivée à un audio-guide avance à pas comptés et semble ne rien voir. « On n’y voit rien » comme disait plaisamment Daniel Arasse car on est obnubilé par la voix enregistrée d’une bavardeuse-conférencière qui vous assène un discours wikipédiste où le détail futile se mêle au redondant. Informations en pagaille, peu de réflexion. Mais les poissons n’en perdent pas une miette car ils ont payé 14,50€ (plus location d’un « idiot-guide » français ou anglais : 3€) et le ton impérieux de la bavardeuse leur fait sentir que la moindre distraction qui les feraient lever les yeux vers une toile et regarder VRAIMENT, pourrait les faire passer à côté de la Révélation… Donc, le visiteur non audioguidé, cet impertinent qui « ne croit qu’en ce qu’il voit », est un saint Thomas qui avance parmi un peuple d’aveugles – lesquels, par instant, entre deux explications, lui jettent un regard condescendant ou plein de commisération. D’autres poissons non moins aveugles louvoient dans la semi-obscurité, plus prédateurs car ils sont appareillés différemment : ils avancent derrière leur smartphone. Il ne voient pas de peinture, ils guettent l’image fantôme sur l’écran, cadrent, recadrent… et avalent, engrangent. Seul ce geste de captation les occupe.
Dans une petite pièce en cul de sac, on a rassemblé les nus comme s’il fallait les mettre bien à l’écart – d’une facture assez médiocre, leur anérotisme est saisissant : ces corps pourraient figurer dans un journal pour enfants, genre Pomme d’Api. Une femme, la soixantaine guillerette, son appendice brandi – je veux dire un vieux Nokia à clapet – photographie chaque parcelle d’une composition représentant plusieurs nus. Sans doute est-ce un peintre du dimanche qui vient prendre in vivo sa leçon… elle s’applique, prend son temps, click et puis… click et reclick. Le mari s’impatiente, une petite queue se forme derrière elle. Personne ne bronche. Tous ces gens se ressemblent, c’est le troisième âge vaillant, les sémillants seniors qui ont versé leur obole à Emmanuel… Les têtes chenues sont rares, les djeunes décidément absents. C’est la upper middle class, bien mise, propre sur elle, pas du genre à poser un gilet jaune sous le pare-brise de la voiture. Ils rentreront dans leur résidence sise en vallée de Chevreuse ou à Versailles, l’esprit satisfait : ils ont « fait » Hammershøi. Et le feront savoir autour d’eux. La grand-messe culturelle vaut bien un peu de métro pourri ou de bousculade dans le RER parisien. D’ailleurs ils ont des preuves « qu’ils y étaient » : Madame montre un joli aimant Hammershøi pour décorer le réfrigérateur – elle avoue avoir hésité dans la boutique entre le pilulier Hammershøi et le chiffon nettoie-lunette Hammershøi en microfibre (made in China). Monsieur ouvre le catalogue de l’exposition (176 pages, 35€) et commente « la poétique du vide » du « maître de la peinture danoise« . Il repose le volume sur la table basse avec un léger contentement dans le regard comme on laisse s’épanouir en bouche une gorgée de Cognac.
Ainsi va la culture au fond de la couche gazeuse, dans le cosmos parisien péri-urbain, en l’ère deux mille et dix-neuf. On est surpris par l’affluence, la queue devant le musée (une heure trente d’attente). D’où vient cette appétence des cerveaux contaminés et donc cornaqués par des écrans plats pour de l’image rétinienne? Pourquoi cette fascination pour les toiles intimes à la pâle luminosité de ce « Vermeer de la Baltique » (Télérama), homme bourru, tout en retrait ? Ce taiseux aurait-il quelque chose de très intérieur, de très silencieux, de quasi invisible à nous transmettre ? Vilhelm Hammershøi a t-il voulu prolonger en la contestant la célèbre assertion wittgensteinienne « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire* » d’un « il faut le montrer** » ?
* Conclusion du Tractatus logico-philosophicus (1921) de Ludwig Wittgenstein.
** Il m’a semblé que dans la salle 3 intitulé « Entre rêve et réalité, le paysage » certain paysage du Seeland (Paysage, Lejre du Nationalmuseum de Stockholm) où la part du ciel est volontairement augmentée au dessus de lointaines lignes d’horizon, scandées de quelques arbres, sans aucune présence humaine, des ciels d’une sublime luminosité argentée semblent nous montrer ce quelque chose que nous refoulons ou feignons d’avoir oublié, qui nous tourmente avec un doux entêtement et que certain poète a appelé le Chant du monde…
Hammershøi, le maître de la peinture danoise. Jusqu’au 22 juillet, musée Jacquemart-André, Paris 8e.
Dans la rubrique « Textes amis » vous trouverez le texte que Georges Banu a consacré à Hammershøi dans La Porte au cœur de l’intime, Éditions Arléa, Coll. « Littérature française », novembre 2015. (Il peut aussi être télécharger ici).
Illustration : V. Hammershøi, « Cinq portraits », huile sur toile, 1901-1902 / Stockholm, Thielska Galleriet ©Tord Lund.
Prochain billet le 12 avril.
Je ne connaissais pas ce peintre mais la reproduction qui illustre votre article me dissuade d’aller voir cette exposition. Il paraît que dans un musée les gens passent plus de temps à lire les explications qui accompagnent les œuvres que de contempler les œuvres.
Un peu par provocation, j’ai choisi le tableau le moins représentatif de l’art de Hammershøi (du moins ce qu’on aime chez lui) mais intéressant par le jeu des regards… Il y a des tableaux qui vous/nous regardent! 😉