Nietzsche par Edward Munch, 1906.
On sait l’importance de la diète pour la conduite de la vie bonne dans les éthiques grecques, même si aujourd’hui les propos culinaires ne paraissent jamais dépasser les considérations de goût et de palais, bref les raffinements de l’art gastronomique comme chez Brillat-Savarin. Le cas de Nietzsche est atypique à cet égard : le registre gastroentérologique, est au centre de ses préoccupations, tout à la fois quotidiennes, comme en témoigne sa correspondance, mais surtout philosophique, comme son œuvre en fait foi. C’est la thèse défendue par le petit livre extrêmement vif – et même très enjoué – d’Arnaud Sorosina* que viennent de publier les éditions Manucius.
En effet, la notion de diététique, chez Nietzsche, et les préceptes qui en découlent, lui ont servi de moyen pour parler métaphoriquement de choses qui l’intéressaient beaucoup plus. Les flux alimentaires selon leur nature et rapidité d’assimilation renvoient aux processus de digestion culturelle, aux préférences et aux valeurs qui président à nos affinités électives. Si bien que la nutrition, symptôme de la vitalité de l’individu, est aussi un enjeu civilisationnel pour évaluer la physiologie d’un peuple ou d’une époque.
Comment quelque chose d’apparemment aussi anodin et superficiel que l’alimentation peut-il en venir à constituer une question philosophique essentielle pour diagnostiquer, et éventuellement guérir, la santé morale et intellectuelle de l’humanité dans son ensemble? C’est toute la question qui traverse la réflexion d’Arnaud Sorosina.
« Chez Nietzsche, nous dit-il, la nourriture, ou du moins la nutrition, plus encore qu’un système de communication, devient un paradigme d’interprétation, voire la matrice de tout devenir. En effet, elle renvoie à l’appétence de la volonté de puissance, qui la prédispose à s’engloutir elle-même en se hiérarchisant, lorsque les parties d’un organisme se phagocytent les unes les autres pour établir des hiérarchies organologiques, ou lorsque différents foyers de vitalité s’entredévorent ou se nourrissent mutuellement. » Nutrition, digestion, excrétion : le mouvement du devenir dans son ensemble est ainsi interprété comme le produit d’une activité, d’une appétence généralisée – voire d’une avidité – qui préside à un ordre de transformation tel que l’agôn de la prédation, de la lutte pour la survie y règne en maître. Le paradigme vital de la digestion a précisément pour fonction de comprendre comment la voracité du devenir s’autodiscipline pour réguler son flux alimentaire. Pour Sorosina, « l’activité de dressage de la Civilisation et l’exigence d’élevage de la Kultur dépendent entièrement de la réussite d’une telle entreprise. » C’est tout l’intérêt de cet essai de s’attacher à montrer que la philosophie de la culture gagne à être comprise à la lumière du modèle diététique tout à fait singulier et roboratif que Nietzsche soumet à notre attention.
Tout cela est passionnant et l’est davantage sous la plume d’Arnaud Sorosina dont le style très « bondissant » (au sens nietzschéen), non dénué d’humour, fait de cette lecture un exercice de « gai savoir » fort agréable. Ainsi nous présente-t-il le déroulé de son exposé sous forme d’un « menu » avec, pour ouvrir l’appétit, un Amuse-gueules concernant les lubies alimentaires de Monsieur Nietzsche, puis des Hors-d’œuvre portant sur la question générale du régime alimentaire en prenant le cas du végétarisme, suit alors le Plat avec les conseils diététiques que Nietzsche prodigue à celui qui aspirerait à une existence inactuelle, on arrive finalement au Dessert où l’on s’intéresse au sort historico-culturel de cette alimentation « nouveau régime » : c’est-à-dire les nutriments fournissant aux muscles leur force explosive et au cerveau son énergie nutritive, ou excréments propres à servir de fumier.
Enfin, cerise sur le gâteau, je cite : « Ceux à qui un tel repas resterait sur l’estomac pourront toujours passer au digestif (« Autophagie et potomanie de Nietzsche ») et grignoter quelques mignardises, en se rassurant à l’idée que Nietzsche n’est peut-être pas parvenu finalement à bout de sa propre diète. »
Loin de nous mettre à la diète, ce petit livre est une formidable incitation à de vastes bâfrées de Nietzsche – nutriment hautement énergisant à bien mâcher, mastiquer et… ruminer, cela va de soi.
* Agrégé et docteur en philosophie, Arnaud Sorosina est spécialiste de philosophie moderne. Il a notamment publié des éditions commentées de textes de Jankélévitch (L’Aventure, GF, 2017) et de Nietzsche (Sur l’invention de la morale, GF, 2018 – Pourquoi je suis si malin, Préface et postface, Manucius, 2018 – Le Scorpion de l’histoire. Généalogies de Nietzsche, Classiques Garnier, à paraître).
Arnaud Sorosina, Du régime philosophique – Nietzsche diététicien, collection « Le philosophe », éditions Manucius, 2019.
Que l’on me permette de signaler chez le même éditeur, décidément très généreux avec le moustachu, un cahier collectif sous la direction d’Isabelle Alfandéry et Marc Goldschmit intitulé L’énigme Nietzsche. Cet ensemble se propose d’interroger la pluralité contradictoire des lectures que Nietzsche a suscitées au long du XXe siècle. De jeunes universitaires interrogent le rapport inédit que le texte nietzschéen inaugure entre la pensée et la vie, la critique et le soupçon qu’il insinue dans l’édifice métaphysique avec les concepts cardinaux d’Être, de Vérité, de Morale et de Conscience. Ces contributions entendent montrer que la pensée de Nietzsche n’est pas restée sans effets sur les générations de penseurs et de créateurs qui l’ont suivie. Dans un siècle entamé qui semble si peu « nietzschéen » l’inactualité de sa pensée peut être l’héritage majeur grâce auquel inventer une autre philosophie, libérée des erreurs et du mépris de la chair, de l’ignorance de la musique et de la littérature. Nietzsche représente à plus d’un titre, aujourd’hui comme hier, une énigme porteuse d’avenir.
L’énigme Nietzsche, collectif sous la direction d’Isabelle Alfandéry et Marc Goldschmit, collection « Le marteau sans maître », éditions Manucius, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Friedrich Nietzsche par Edward Munch, 1906 / Éditions Manucius
Prochain billet le 16 avril.