Ils parlent tous de moi, le soir assis autour du feu, ils parlent de moi, mais aucun ne pense à moi.
C’est une nouvelle forme de silence que j’ai appris à connaître: le bruit qu’ils mènent à mon sujet recouvre comme un manteau mes pensées.
Ils criaillent entre eux: « Que nous veut ce nuage sombre?« *
On pense avoir le dernier mot quand la vie et l’histoire nous font venir après celui qui nous hante encore et pouvoir porter sur lui les jugements du dernier jour, nous aimons les oraisons funèbres. De qui parlons-nous, quel est le sujet, l’objet, de nos propos, quand nous cherchons avec un tendre empressement à réfuter celui qui est venu troubler nos évidences, brouiller nos orientations et nos réponses définitives?
Que nous veut ce nuage sombre?
Telle est la situation de la pensée de Marx aujourd’hui. La propagande et l’hégémonie néolibérales nous ont habitués, depuis près d’un demi-siècle, à appréhender Marx et le marxisme comme appartenant à un âge lointain et à une idéologie définitivement déconsidérée par l’histoire. Certes, le « socialisme réel », stalinien et/ou maoïste, et son cortège de déportations, répressions arbitraires et assassinats de masse en sont assurément la cause. Doit-on pour autant cesser de lire Marx (et Engels)? Leur analyse du capitalisme est-elle si archaïque et intrinsèquement criminelle? relève-t-elle définitivement d’une vision profondément datée du système économique? Enfin, un texte de 1939 présentant un choix d’extraits du « Livre premier » du Capital aurait-il encore un intérêt pour un lecteur de 2019? C’est bien ce qui apparaît à la lecture de cette introduction à la sélection de parties du Capital, maître ouvrage de la théorie marxiste, choisie par Trotsky que font reparaître les éditions Buchet-Chastel dans l’excellente collection « Les auteurs de ma vie ».
C’est l’un des tout derniers écrits de l’opposant historique à Staline, qui, après avoir été le fondateur et l’implacable chef de l’armée rouge au lendemain de la révolution d’octobre 1917, vient à peine de fonder la Quatrième internationale, alors que le fascisme menace aux quatre coins de la planète. Acquiesçant à la demande de l’éditeur Alfred O. Mendel de la maison new-yorkaise, Green & co. pour sa collection intitulée « Les pensées vivantes », Trotsky propose alors une présentation de Marx qui, quatre-vingts ans après sa rédaction, semble plus actuelle que jamais! Après un bref exposé sur l’histoire des rapports économiques, Trotsky commence par mettre en lumière « la méthode de Marx », pour qui « l’histoire du développement de la société humaine est l’histoire de la succession de systèmes économiques variés, chacun fonctionnant selon ses propres lois« . Puis il montre combien, à partir des théories de « l’économie politique classique » d’Adam Smith et de David Ricardo, « l’erreur fondamentale de l’économie classique consistait en ce qu’elle voyait le capitalisme comme l’existence normale de l’humanité, au lieu de le considérer simplement comme une étape historique dans le développement de la société« .
Avec une probité impeccable, Trotsky nous incite à lire et à analyser les rapports économiques au sein de la société contemporaine en faisant fi « d’une simple description des faits économiques, d’une étude de l’économie ancienne et, ce qui est bien pire, d’une falsification complète des choses telles qu’elles sont, dans le but de justifier le système capitaliste« . Et il souligne combien la propagande, aujourd’hui néolibérale, s’est insinuée au plus profond des consciences, jusqu’à paraître pour beaucoup, comme la conception « naturelle » des rapports dans la société. « La doctrine économique qui est enseignée de nos jours dans les institutions officielles et prêchée dans la presse bourgeoise ne manque pas de faits importants, mais elle est absolument incapable d’envisager le processus économique comme un tout et de découvrir ses lois et ses perspectives, et elle n’en a pas non plus le désir. » Dépassé, pensez-vous?
Le rapport inédit que le texte marxiste inaugure entre la pensée et la vie économique, la critique et le soupçon qu’il insinue irrémédiablement dans l’édifice du capitalisme mondialisé ne sont pas restés sans effets sur les générations de penseurs qui l’ont suivi. Comme le christianisme, il s’est même infusé dans le regard critique que le vulgum pecus porte sur cette broyeuse qu’est devenu le néolibéralisme dans l’économie globalisée. Même si le siècle entamé semble bien peu « marxien », aux antipodes de ses avancées et de ses audaces, il n’est pas fou (n’est-ce pas la folie qui fraye la voie de la nouveauté?) d’envisager que paradoxalement l’inactualité de Marx puisse être, par « réaction » ou du fait de l’évolution de la société**, le signe d’une pensée encore porteuse d’avenir*** (avenir, cela va de soi, non fantasmé dans le « radieux »).
« Un philosophe est un homme qui ressent, voit, entend, soupçonne, espère, rêve sans cesse des choses extraordinaires; que ses propres pensées, qui sont ses événements, frappent pour ainsi dire de l’extérieur, d’en haut, d’en bas, à la manière de coups de foudre; qui est peut-être lui-même un orage gros de nouveaux éclairs; un homme de destin autour duquel le ciel gronde et la terre s’entrouvre, qui vit dans une atmosphère de présages… » ****
* Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vertu amoindrissante ».
** Ainsi dans un monde de plus en déréalisé, de plus en plus falsifié, l’aliénation par le travail pourrait se révéler être ce qui nous attache encore au principe de réalité et donc comme élément vital pour la préservation d’un Moi en voie de désappropriation schizophrénique sous l’effet des flux numériques.
*** Comme l’écrit Denis Guénoun dans Trois soulèvements Judaïsme, marxisme et table mystique : « Le marxisme cherche une intelligence, factuelle et théorique, d(e c)es calamités ancestrales : comprendre une injustice, c’est l’ébranler. En ce sens il peut redevenir une passion de la connaissance. Après avoir, longtemps, trop servi d’autres intérêts. Mais qu’une idée, quelle qu’elle soit, qui n’a jamais été défigurée vienne lui jeter la première pierre« .
**** Nietzsche, Par-delà bien et mal, §292, « Considération intempestive II », §6.
Marx par Léon Trotsky, Buchet-Chastel, collection « Les auteurs de ma vie »2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
A voir, jusqu’au 1er juillet 2019, l’exposition Rouge – Art et utopie au pays des Soviets qui parcourt les temps denses de la Révolution d’Octobre jusqu’aux purges staliniennes, en compagnie des artistes – Galeries nationales du Grand Palais.
Illustrations: Gustav Klucis « Dressez la bannière de Marx, Engels, Lénine et Staline! », Esquisse pour une affiche 1933, Photomontage, peinture à l’huile, gouache, encre de chine sur carton, Riga, © Collection du musée national des Beaux-Arts de Lettonie / Éditions Buchet-Chastel.
Prochain billet le 8 avril.
Parabéns querido Patrick, o novo site é muito bom. Beijos de Giselda.
Muito obrigado Gi!?
Le Lorgnon en deuil de sa Mélancolie
Bonjour Patrick Corneau,
Vous aviez entamé ce blog (hormis l’introduction) en novembre 2006, avec le billet « Désir » :
« Le désir, quand il n’est pas suivi d’action, engendre la pestilence. » William Blake
… pour l’achever en avril 2019 avec cette citation de Friedrich Nietzsche :
« Un philosophe est un homme qui ressent, voit, entend, soupçonne, espère, rêve sans cesse des choses extraordinaires; que ses propres pensées, qui sont ses événements, frappent pour ainsi dire de l’extérieur, d’en haut, d’en bas, à la manière de coups de foudre; qui est peut-être lui-même un orage gros de nouveaux éclairs; un homme de destin autour duquel le ciel gronde et la terre s’entrouvre, qui vit dans une atmosphère de présages… »
Aussi je voulais vous féliciter, (moi qui vous lis depuis quasiment vos « débuts »), pour la qualité littéraire de cet Œuvre, qui saura passionner les archéologues du futur post-numérique,
et aussi vous demander, ce que vous avez retenu de cette expérience de treize années et deux-mille-huit publications :
Le désir inaccompli est-il devenu encore plus pestilentiel qu’en 2007, ou simplement inodore parce qu’intégré comme une normalité ?
Et la terre qui n’en finit de gronder depuis toutes ces années n’est-elle « juste » qu’une atmosphère de présage, même si le philosophe rêve sans cesse de choses extraordinaires ?
Tous mes vœux,
A bientôt de vous lire,
Well
Bonjour Well,
Tout d’abord merci pour ces mots qui me touchent d’autant plus que vous étiez présent(e) à l’origine de cette aventure, c’est un témoignage qui met en perspective un projet qui ne s’arrête pas avec l’hébergement du Monde mais s’efforcera de continuer sous le signe plus affirmé de la littérature via des chroniques (virage pris en 2017). Il m’est difficile de répondre « présentement » à vos deux redoutables questions. Disons pour faire vite que le train du monde ne m’a pas guéri de ma complexion mélancolique (le « deuil » serait-il perpétuel?), elle s’est même assombrie d’un pessimisme de plus en plus fondé en raison, hélas. Seule la littérature, avec ses richesses inouïes, toujours renouvelées – vient éclairer un peu le chemin…
Merci encore pour votre fidélité,
Bien à vous,
Le Lorgnon mélancolique
http://pascalebussonmartello.over-blog.com/2018/09/les-grands-penseurs-se-lisent-les-uns-les-autres.html
Commentaire (votre texte) on ne peut plus approprié. Merci pour le lien! ?
Je vous suis assidûment depuis…pfffiou … longtemps, mais vous le savez bien, n’est-ce pas…même si je suis moins présente en commentaires, n’ayant pas toujours le temps de structurer des commentaires dignes de vos notes.
Heureuse de cette « peau neuve » et longue vie à votre nouveau blog.
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