Il est rare qu’un livre exceptionnel tombe du ciel comme un aérolithe venu du fond de l’espace et vienne illuminer notre nuit d’un grand arc de feu. Mais cela arrive. C’est le cas de ces Sonnets de la prison de Moabit 1944-1945 que viennent de faire paraître les éditions de la Coopérative dans une somptueuse traduction* (de l’allemand) de Jean-Yves Masson.
Que dire de cet objet poétique hors normes?
C’est à la fois un document et l’un des recueils les plus singuliers de la poésie allemande du XXe siècle qui nous échoit aujourd’hui. Singulier par le parcours de son auteur: Albrecht Haushofer, professeur d’université ayant occupé des fonctions officielles sous le troisième Reich puis qui fut impliqué dans l’attentat manqué contre Hitler et exécuté en avril 1945.
Les 80 sonnets de Haushofer furent composés à la prison de Moabit entre 1944 et 1945. On trouva le manuscrit dans la poche intérieure du manteau de la dépouille du supplicié trois mois après son assassinat. Publiés en 1946, ils eurent tout de suite de fervents lecteurs et furent traduits rapidement dans de nombreuses langues. Jean-Yves Masson propose en édition bilingue une nouvelle traduction de ce texte phare en se basant sur une édition complète des sonnets parue en Allemagne en 1976.
Dans ces poèmes, Haushofer se livre à un examen de conscience sans complaisance, se reprochant de ne pas s’être opposé à Hitler plus tôt, passe en revue les différents épisodes de sa vie et se remémore d’illustres persécutés, de Boèce à Thomas More.
Ces sonnets sont aussi le témoignage d’un homme qui, en dépit de ses conditions carcérales, cherche un chemin vers la tranquillité de l’âme en puisant dans les sagesses orientales dont il était familier (« J’ai parcouru bien des mers et bien des pays« ).
Lorsque l’éditeur-traducteur m’adressa ce texte, il me confia que ce livre lui fut d’une grande aide dans la vie au point qu’il rêvait depuis longtemps d’en proposer une traduction digne de sa grandeur et de sa beauté.
Car grandeur, il y a. Grandeur d’âme. Magnanimité impressionnante de la part d’un homme capable de s’abstraire de sa souffrance, de l’injustice qui lui est faite pour accéder par la voie poétique à autre chose. Ce qui est imposant ici est l’acceptation d’une défaite prévue, espérée même, et dépassée, sublimée par une espérance inaliénable dans une renaissance. Albrecht Haushofer semble avoir un pied dans le présent tragique et dans l’avenir, ou plutôt dans une forme d’éternité où le passage du temps affranchit de tout, rédime tout y compris le pire. Car c’est à une véritable métanoïa que nous assistons au fil des sonnets égrenés par le texte: un homme rencontre sa vérité et ce qui pouvait être un « misérable petit tas de secrets » devient un destin dont l’exemplarité, implacable et magistrale, nous bouleverse et nous nourrit. L’aboutissement de ce travail de reconquête de soi, de relecture d’une vie sous l’ombre de la mort et de son inéluctabilité est l’accès à une sérénité libératrice. Point focal qui efface toute l’horreur et les vicissitudes dans lesquelles un esprit commun se serait embourbé, complaît, peut-être dans une médiocre complainte et un aigre ressentiment. Rien de cela. C’est un haut chemin spirituel au bord de l’abîme qui fait de cet ensemble un leg éminemment précieux. Au-delà de toutes considérations sur sa valeur poétique – évidente cela va de soi – nous devons le tenir pour un livre de sagesse (un de plus chez cet éditeur qui construit petit à petit une belle bibliothèque de sapience). Un véritable vadémécum de résistance pour temps troubles. Car le mal continue son œuvre, ses voies sont légions, son ardeur sans fin. Certes, depuis 1945 l’histoire de l’Europe a bien changé mais les vieux démons guettent, le pouvoir de l’esprit est, on le sait, fragilisé et sa possibilité même mise en doute. Le chaos, apocalypse ou anomie généralisée, s’il n’est pas certain, reste du moins dans l’ordre du possible. Les Sonnets de la prison de Moabit 1944-1945 sont là pour nous le rappeler avec une gravité sans pesanteur, sans moralisme – avec le courage de la vraie noblesse du cœur.
Ce livre est comme une aurore boréale qui luit dans notre nuit. Peut-être un signe.
* Ne connaissant pas l’allemand je n’ai pas autorité pour juger la traduction de Jean-Yves Masson, néanmoins je peux dire qu’à la lecture, elle est naturelle, fluide, élégante, au plus près de l’émotion retenue des sonnets sans jamais tomber dans le pathétique.
Albrecht Haushofer, Sonnets de la prison de Moabit, 1944-1945, traduit de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson, Éditions de La Coopérative. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie origine inconnue / Éditions de La Coopérative.
Prochain billet le 11 février.