Patrick Corneau

Dans le dossier qui lui était consacré en 2016 dans Europe, Gérard Macé répondait à Thierry Romagné, qu’écrire n’est pas forcément écrire des romans, comme on a tendance à le penser de plus en plus, et que l’imagination est autant à l’œuvre dans la poésie ou dans l’essai que dans bien des romans: « Écrire, c’est avec les mots susciter le réel, non l’évoquer à partir de ce qui est connu. C’est créer une sorte d’irisation, s’abandonner à un rythme musical, élaborer intérieurement des phrases qu’on mémorise, et dont on ne perçoit pas immédiatement l’enjeu et la portée. Écrire, ce n’est pas rédiger, écrire c’est poétiquement faire se lever un monde*.« 
Ce n’est pas un monde mais DES mondes que fait se lever la plume protéiforme de Gérard Macé. Le récent Colportage, paru initialement en trois volumes dans la collection « Le Promeneur » (que dirigeait Patrick Mauriès) et que les éditions Gallimard viennent de republier en un unique volume en est la preuve éclatante. On est ébahi par la multitude des domaines qu’englobent les mondes de Gérard Macé où la littérature confine à l’anthropologie par ce « goût de l’homme » qui lui fait imaginer des vies antérieures, traduire, séjourner à Rome, Kyoto, voyager à travers l’Asie, l’Afrique, photographier le monde proche et lointain – et rêver surtout. Dispersion, dissémination de celui qui voulant trop embrasser mal étreint? Non, car le point focal de cet immense cabinet de curiosité est la poésie. Une poésie paradoxalement indéterminable et plurielle car elle traverse les formes, ne s’y arrête pas: prose, conte ou vers**; une poésie qui vient du regard posé, légèrement et heureusement décentrée du moi et ses avatars éventuels vers les figures de l’autre, alter ego ou non. Une poésie donc en essai, en biographie; une poésie en récit et en voyage, une poésie en photographie…
Quelque part dans Colportage Gérard Macé écrit qu’on ne saurait définir aujourd’hui la poésie, sinon qu’elle est, par son existence même, libre. Dans les livres de Gérard Macé, cette liberté est à chaque fois perceptible, dans la langue, l’amour de la langue, et dans les liens singuliers, affinitaires ou disruptifs qu’elle tisse entre les mots et les choses, les mots et l’art. Si nous ne pouvons déterminer la poésie plurielle de Gérard Macé, peut-être est-il possible en revanche de sonder comment, lui, la perçoit, la qualifie chez les autres?
Dans un hommage à Gabriel Bounoure, Gérard Macé écrit que ce qui frappe avant tout chez ce poète « c’est la faculté d’enthousiasme pour des œuvres dont la variété lui permet une défense et une illustration, mais toujours en mouvement, car le bonheur d’être sous le charme n’endort jamais sa vigilance. » Je crois qu’on peut retourner ce compliment à l’égard de Gérard Macé lui-même. Un peu plus loin, il dresse un bilan sévère de l’état de la poésie qui vaut peut-être pour credo inversé: « Depuis, le mal s’est aggravé, et la poésie moderne a navigué d’un écueil à l’autre, autant dire de Charybde en Scylla. À l’arbitraire et la joliesse de l’image cultivée pour elle-même, à la logorrhée d’inspiration surréaliste se sont ajoutés des mystères faciles et des fureurs fabriquées, des prétentions philosophiques, l’éloge du silence et la glossolalie, l’artifice de mises en pages qui servent souvent de cache-misère, une découpe syntaxique tenant lieu de prosodie, la disparition du chant qui fait de tant de poèmes un dialecte torturé, traduit par des sourds; sans parler de l’élégie frileuse et du vers libre qui ronronne, nouvelle académie qui rappelle les jeux floraux d’autrefois, ou les clubs de haiku dans le Japon d’aujourd’hui. Sous respiration artificielle, la poésie est devenue un refuge et un passe-temps, qui vit de subventions, de colloques et d’hommages réciproques, de lectures publiques dans lesquelles Leopardi, des siècles après Martial, voyait un tourment supplémentaire infligé à l’humanité… Bref, la poésie est une infante autour de laquelle on se pavane en attendant sa résurrection. »
Après avoir défini l’allure poétique « à sauts et à gambades » en référence à la manière de Montaigne, Gérard Macé la conçoit comme « baroque » dans le sens d’une forme ouverte, « extravertie ou introvertie jusqu’à l’excès« , « où le concave et le convexe sont le plein et le délié d’une même écriture« : soit dans le sens d’une forme qui ne s’enferme pas dans un genre, qui les colporte tous, les rapproche tous. D’où dans Colportage le souci de mêler un ensemble hétéroclite, très borgésien, de lectures, de traductions (de l’italien) ou d’images qui nourrissent son imaginaire. On côtoie Louis-René des Forêts, Henri Michaux, Francis Ponge, Jean Paulhan, Gabriel Bounoure (déjà cité) et Edmond Jabès, le peintre Philibert-Charrin, le dessinateur Émile Boucheron, les photographes Willy Ronis, Martine Franck, etc., des figures connues ou moins connues. De ce qu’il dit dans Le Manteau de Fortuny*** (le couturier vénitien qui s’inspire du peintre Carpaccio), où s’intéressant à la forme d’un manteau, un de ceux que portent Mme de Guermantes ou Albertine, il voit là comme la métaphore chez Proust de la Recherche entière: « c’est une élaboration qui ressemble à la sienne: des emprunts transposés, de lointaines imitations, la lumière du songe et la perspective en dehors des lois […], un mélange de caprice et d’architecture, de précision héraldique et d’invention personnelle, mais par-dessus tout cette vue d’ensemble qui permet des rapprochements vertigineux dans l’espace et dans le temps« . Cette remarque vaut pour l’œuvre entier de Gérard Macé. On voit bien que l’éclectisme de celui-ci loin d’être une boulimie de curiosités s’appelant l’une l’autre, est bien au contraire la tentative très maîtrisée d’une « métaphore générale » dont l’intention secrète serait étrangement de s’approprier dans ce qui est le plus familier une « configuration soustraite au temps« .
Notre littérature très monomaniaque, très provincialement refermée sur elle-même, très bêtement nombriliste manque de « colporteurs » de l’espèce de Gérard Macé. Cette « figure de vagabond qui sait lire, de Juif errant incrédule, qui a vu le monde et même voyagé dans le temps » est devenu rare, quasi inexistante. Alors il est urgent d’ouvrir cette besace de promeneur et de lecteur, et d’y puiser notre content car, comme on disait autrefois, c’est du nanan… et même un peu plus pour le lecteur actif, éveillé.

* Europe, n° 1051-1052, novembre-décembre 2016.
** Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, Le Bruit du temps, 2015.
***Le Manteau de Fortuny, [Gallimard, 1987], Le Bruit du temps, 2014.

Colportage de Gérard Macé, nouvelle édition revue et augmentée, coll. blanche, Gallimard, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Catherine Hélie / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 15 février.

  1. pascaleBM says:

    Je viens de commander : Victor Segalen, Le double Rimbaud, préface Gérard Macé (1986) . Cet alignement des noms me semble de bon augure…

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Patrick Corneau