Patrick Corneau

C’est dans le très infime que se cache l’authentique, l’âme d’un lieu ou même d’une personne. L’évidence du singulier ou de l’idiosyncrasie parce qu’elle est toujours présente sous nos yeux finit, l’habitude aidant, par occulter ce qu’elle montre. C’est comme une lumière trop vive pour des yeux accoutumés: elle éblouit et « n’éclaire » pas.
Voilà un petit livre sur le Japon – un autre, un de plus! s’exclamera-t-on – qui a l’heur de tordre le cou aux stéréotypes qui, comme les évidences, ont tendance à cacher ce qui se donne à voir. La meilleure manière d’en présenter l’esprit est de citer François Laplantine, un des meilleurs ethnologues de ce pays:
« La société japonaise n’est ni ceci ni cela. C’est est une société multiple qui ne cesse d’osciller entre plusieurs registres. Elle est faite d’un mouvement de va-et-vient entre des comportements extrêmes qui paraissent contradictoires: ouverts au monde et nationalistes, extravagants et discrets, passionnés et détachés, mobiles et même fluides et intransigeant. (…) Au Japon, plus que dans d’autres sociétés, le rapport au réel est contextuel, conditionnel, situationnel et processuel.* »
Ces Notes découpées du Japon de Benoît Reiss et Junko Nakamura (éditions Esperluète), sont dans la droite ligne des observations de François Laplantine et en constituent une illustration littéraire délicieusement éloquente.
Ainsi certaines temporalités ou espaces ont particulièrement retenu l’attention de Benoît Reiss car s’y joue quelque chose d’impondérable mais de significatif de l’être japonais. À travers une série de petites scènes, de vignettes, de moments extrêmement brefs parfois, comme un interstice sur la vie la plus quotidienne  ou au contraire à l’occasion de l’une de ces nombreuses fêtes rituelles, nous est offert un condensé du Japon dans ses extrêmes et singularités. Réalités qui ne s’expriment souvent que performativement, c’est-à-dire à travers le vécu d’une situation, d’une rencontre, d’un événement… À travers ces « tout petits riens » en apparence anodins: une promenade au parc, une séance dans les bains publics du quartier, une excursion à la périphérie de Tokyo, etc.
Ainsi l’épisode des érables à l’automne est le prétexte pour Benoît Reiss d’un détour pour explorer, qualifier le sentiment esthétique des Japonais.
« En route pour Kurumayama, nous garons la voiture sur le parking d’une auberge et sortons pour admirer les couleurs de l’automne: feuillages jaunes, rouges et bruns plus ou moins vifs, brillants, foncés.
Je finis par dire: c’est beau, alors Yuko, de sa voix douce et égale, répond que si nous allions maintenant nous promener dans les rues de Nagano, près du temple Zenkō et alentour, ou dans un parc en ville, nous entendrions des centaines, des milliers de C’est beau.Pourquoi avons-nous besoin de dire C’est beau? demande Yuko sans nous regarder. Elle a réfléchi à ce besoin mais les conclusions de ses réflexions ont toujours été décevantes. Elle a donc décidé, il y a quelques années de cela, d’aller observer les gens qui se promènent sous les arbres en automne et au printemps. Une journée de la fin du mois d’octobre et une du début du mois d’avril, de cinq heures du matin à vingt-et-une heures du soir, elle est restée assise sur un banc au bord de la rivière Sai, dans une ruelle plantée d’érables et une autre de cerisiers. Elle avait apporté son panier-repas. Des toilettes publiques n’étaient pas très loin.
Elle observait et écoutait les passants, vieux et jeunes, Japonais et Étrangers, qui s’arrêtaient, se montraient les arbres et les photographiaient; presque tous s’exclamaient, à un moment ou à un autre: C’est beau. Même ceux qui étaient venus seuls et ne s’adressaient à personne.
À une certaine heure, l’après-midi avancée, Yuko a eu la réponse: un instant, les mots sortis des bouches sont devenus visibles; plus légers que l’air, ils montaient dans les feuillages avant de retomber, attachés aux pétales et aux feuilles. »
« C’est beau », répété de manière enjouée et presque émerveillée montre combien la sensibilité japonaise a tendance à euphémiser le réel. Contrairement à certaines habitudes françaises promptes au dénigrement, les Japonais cultivent l’étonnement et multiplient les formes grammaticales appréciatives au détriment des dépréciatives. On ne cesse de s’émerveiller devant la beauté de la nature, les trésors de l’art et de l’artisanat (mis sur le même niveau!) et les délices de la gastronomie. Le corollaire de la maximalisation de l’affirmation est un évitement du « non » considéré comme impoli, voire offensant, au profit de « peu », « un peu ».
Une autre scène comparable (p. 30) nous rapporte comment un petit groupe se retrouve dans un parc à la tombée de la nuit pour admirer les lucioles. Ce qui nous est dit ici, comme pour la fête de la floraison des cerisiers (hanami) dans le parc Kinuta (p. 28), est l’indissociabilité du sujet et du social, du social et de la nature. Le Japonais ne s’oppose pas à la nature comme en occident, lui et sa culture n’en sont que l’émanation, l’expression. Sentiment d’inclusion, d’absorption, plutôt que de domination: l’homme et la nature ne forment qu’un seul et même corps qui fonctionne comme un tout indissociable. Dans une société à contexte (social) fort, l’environnement naturel est premier, d’où cette sensibilité particulière aux saisons, aux transformations des végétaux (épanouissement, chute), à la météorologie, etc. Il n’y a pas de lieu public où un écran ne vous tienne au courant de l’état du ciel. D’où aussi le goût pour le cru, le brut et l’hypersensibilité au géologique – particulièrement aux phénomènes volcaniques ou sismiques.
Une date revient à plusieurs reprises dans ce texte: le 11 mars 2011, Fukushima. Manière discrète de dire que l’histoire du pays est jalonnée par des repères de catastrophes naturelles plus importantes dans la mémoire des Japonais que la Première et Seconde Guerre mondiale ou la chute du mur de Berlin. Drame souvent désigné dans les médias par l’expression « 3.11 »: la triple catastrophe, séisme, tsunami, accident nucléaire (18 000 morts). Événement loin d’être dépassé, qui plane sur ce texte comme il hante la vie des Japonais.
L’espace-japonais est rarement plein et saturé. Il est fait le plus souvent de vides, de blancs, d’ellipses et de silences. Le « ma » qui n’est pas un concept mais une expérience sensorielle de l’interstice, de l’écart, des graduations entre deux états est apte à décrire cela. La pause entre deux notes de musique. L’écart entre deux niveaux de langage. L’espace de quelques centimètres entre les immeubles pour des raisons sismiques. Le temps d’un assoupissement pour les salarymen dans un wagon de métro bondé (p. 29) ou d’un petit somme pendant le spectacle de Kabuki (p. 17). Le moment où deux personnes s’accueillent où se quittent dans une gare (p. 14) sans effusion marquée mais dans la retenue et le silence qui en soulignent la simple et sincère cordialité.
Pour ceux qui ont un peu approché le Japon, ces Notes découpées ont un charme de nature à entretenir une fibre nostalgique, car même si le Japon de Benoît Reiss semble s’éloigner, il persiste sans s’abîmer. La grande vertu de ce livre modeste est de débloquer notre imaginaire d’occidentaux enfermés tant dans la fascination que la répulsion. S’exerce là une authentique bathmologie barthésienne** appliquée non au langage mais aux faits culturels qui, en multipliant les perspectives d’observation, dissout les stéréotypes de l’étranger dans une expérience singulièrement poétique de l’étrangeté. Méritent tout autant de retenir notre attention, les illustrations de Junko Nakamura. En parfaite syntonie avec les textes, ces dessins à l’encre en redoublent la poésie par une touche légère et un trait finement observateur et parfois tendrement malicieux.

Notes découpées du Japon de Benoît Reiss et Junko Nakamura, éditions Esperluète, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Le Japon où le sens des extrêmes de François Laplantine, coll. Agora, Pocket, 2017. Le Japon où l’alternance du « et » l’emporte sur l’alternative du « ou », serait-il le paradis du « en même temps » macronien?
** Ce qui en soi n’est pas très éloigné de la méthode ethnographique développée par François Laplantine et exposée dans Penser le sensible (Pocket, 2018).

Illustrations: dessins de Junko Nakamura / Éditions Esperluète.

Prochain billet le 29 septembre.

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Patrick Corneau