Patrick Corneau

C’est le 28 mars dernier qu’est tombée la nouvelle: « le philosophe Clément Rosset a été retrouvé mort dans son appartement parisien le 27 mars 2018« , indiquait son éditrice des Éditions de Minuit dans un communiqué laconique. Clément Rosset était âgé de 78 ans. Cela rend d’autant plus touchante la mention qu’il avait porté sur la quatrième de couverture de son dernier livre, L’endroit du paradis, trois études qui vient de paraître chez Encre Marine aux Belles Lettres: « Ce petit livre est consacré à une dernière (je l’espère pour moi et pour mes lecteurs) tentative d’analyse et de description de la joie de vivre et de la joie d’exister. »
Cet opuscule de 64 pages convoque pour mener cette réflexion et l’illustrer, le génie de la Grèce antique (avec Homère dans le premier chapitre), le sens de la mesure et de la démesure dans le second (avec Aristophane), et la musique (avec Orphée) considérée selon le philosophe « comme l’unique porte permettant d’accéder à cette joie, un peu comme Schopenhauer et plus encore comme Nietzsche, bien que ni l’un ni l’autre n’aient réussi à en éclairer le pourquoi. »
Ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégé de philosophie, docteur ès lettres, Clément Rosset n’était pas en odeur de sainteté auprès des universitaires – son style décontenançait, dérangeait, car se caractérisant par l’absence de jargon, une grande clarté et un humour décapant (il mélangeait les citations de Kant et Hegel avec des répliques de Courteline et de Hergé…). Réticent aux communications académiques, ce penseur-écrivain inclassable (la doxa le rangea néanmoins parmi les « anti-modernes ») était cependant parvenu à se faire une place majeure dans la philosophie contemporaine internationale. Penseur du tragique et de la joie, infatigable dynamiteur d’illusions, il donnait sans doute l’impression aux philosophes institutionnels de cracher dans la soupe des nébulosités spéculatives ou de vouloir scier la haute branche où certains se réfugient « ignifugés » par leur idéalisme contre les atteintes matter of fact du réel…
Mais revenons à L’endroit du paradis. D’abord le titre est un clin d’œil au premier livre de Scott Fitzgerald, L’envers du paradis, titre dont Clément Rosset signale en note qu’il fait contresens par rapport au titre anglais: This side of the paradise. Cet envers du paradis qui nous est promis par un certain nombre de religions est, bien évidemment, le paradis terrestre, lequel rétorque Rosset avec ironie « est le paradis même« . Si notre philosophe revient assez longuement dans les deux premières études sur la joie de vivre ou plus généralement la joie d’exister telle qu’il la voit ou plutôt la lit décrite dans le bouclier d’Achille de l’Iliade, m’a principalement retenue sa réflexion sur le « mystère » de la musique qui clôt le livre.
« La musique est un langage. Ce qu’elle dit est absolument clair et absolument indicible » disait Nikolaus Harnoncourt. C’est ce paradoxe que reprend et analyse Clément Rosset. Certes, nombreux sont les musiciens fascinés par ce langage qui comme le disait Stravinski n’exprime rien si ce n’est lui-même. Rappelons le cas d’Andrea de Chirico qui avait commencé sa carrière dans les arts par la musique et l’avait abandonnée en 1915 pour se soustraire à sa fascination: « Comment s’adonner à un art qui avant tout barre la route aux idées et empêche de penser? » s’interrogeait-il.
Clément Rosset essaie, lui, d’aborder la musique indépendamment des émotions qu’elle suscite ou inspire. Il la pense (en référence au titre d’une œuvre musicale de Jean-Sébastien Bach) sous le régime de l’offrande: « Qu’est-ce qu’une offrande? Je dirais que c’est une offre paradoxale qui donne sans rien donner, qui réjouit infiniment sans fournir pour autant le moindre motif de réjouissance. En cela l’offrande musicale est comparable à une espèce de miracle, ou à une grâce, au sens pascalien du terme dans Les Provinciales. Certains pourraient s’étonner, voire s’indigner, que je place la joie dispensée par Bach au-dessous de celle dispensée par Mozart. La raison en est que la joie de Bach est motivée (Bach étant, comme Leibniz, en communication directe avec Dieu qui l’informe secrètement de tout); alors que Mozart n’est en communication avec rien ni personne: il est gai par instinct. C’est pour­quoi sa musique me semble plus proche encore de l’offrande musicale que celle de Bach. »
Dans la deuxième et dernière partie de cette étude, Clément Rosset monte, si je puis dire, la réflexion d’un cran: « La musique est ainsi création de réel à l’état brut, sans commentaire ni réplique; et seul cas où le réel se présente comme tel. Cela pour une très simple raison: la musique n’imite pas, épuise sa réalité dans sa seule production, tel l’ens realissimum — réalité suprême — par lequel les métaphysiciens caractérisent l’essence, d’être à toute chose modèle possible mais de n’être elle-même modelée sur rien. Toutes les créations humaines fonctionnent sur le modèle de la duplication, de la mise en représentation d’un déjà existant, c’est-à-dire du Double. Sauf la musique, qui est incapable de se mettre en image étant à elle-même son propre modèle, courant ainsi le risque, à être prise comme modèle, d’apparaître comme image de rien (d’où sa faculté à décevoir certains, qui attendaient une prise et trouvent un leurre). C’est pourquoi ses meilleurs analystes ont reconnu dans ce qu’on pourrait appeler son anormale teneur en réel, ou son excès d’être, la raison de son effet et de sa puis­sance.
(…) Le monde est trop plein d’images, de renvois, de références et de reflets: sa teneur en réel s’y dilue sans cesse dans le jeu de la réplique et dans l’espace du point de vue. Tandis que la musique met au pied du mur, produit soudain un réel sans réplique et sans appel. On ne s’attendait pas à cela — au réel, ainsi livré sans commentaires; et il est déjà trop tard pour réagir, pour accommo­der un point de vue. Face à la musique l’auditeur est toujours pris de court, pris par surprise. C’est que l’effet musical est avant tout un « effet de réel », et que le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s’habitue jamais complètement. »
Est-ce que le mystère de la musique que nous entendons mais que nous ne comprenons pas, à laquelle nous n’entendons rien au sens intellectuel du terme est pour autant résolu sur le plan existentiel?
Bien évidemment non. Et pour ma part, indépendamment de ce qu’en dit Clément Rosset, je dirai que c’est ce qui la sauve quelque part, car si nous comprenions ce « langage muet », nous ne nous comprendrions pas les uns les autres quand nous voudrions l’exprimer, c’est-à-dire exprimer quelque chose à son sujet. Ce paradoxe fait de la musique, je crois, un objet transitionnel, un quasi-objet sur lequel chacun s’accorde, quel que soit son point de vue, et qui établit instantanément chez celui qui l’investit la reconnaissance de tous les autres dans l’évidence d’un percept. La musique est bien l’objet le mieux partagé du monde, sa « vulgarité » convient à tant de gens (les fins, les esthètes comme les autres) d’où ses vertus unificatrices – c’est même un des vecteurs les plus puissants de la mondialisation – et sédatives. On dit qu’elle est le médicament générique de l’humanité… « La musique creuse le ciel » dit Baudelaire et avec elle tout le monde communie dans la vraie foi. Regrettons que l’humanité n’ait trouvé que cette part du réel pour oublier son goût foncier pour la prédation.
Au moins par son œuvre, Clément Rosset, philosophe du tragique et de la joie nous aura appris à approuver le réel non parce qu’il nous plaît mais parce qu’il est réel. Parce que de cette approbation « folle » s’ensuit une merveilleuse joie de vivre allergique à tout motif d’indignation possible, donc de tout affaiblissement, de toute défaite, renonciation devant la vie.
On lira donc avec bonheur et émotion cet ultime opus qui révèle l’homme amateur de musique et de littérature, de vin et de nourriture (et parfois de philosophie!) sous le penseur et vient confirmer le mouvement jamais interrompu de sa pensée toujours renaissante. Son titre résonne à présent comme un souhait tragique que nous lui adressons, la larme à l’œil et le sourire en coin, en guise d’adieu: L’endroit du paradis. Merci pour ce moment de joie philosophique Monsieur Rosset!

L’endroit du paradis – trois études de Clément Rosset, éditions Les Belles Lettres, collection Encre Marine, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie d’Olivier Roller / éditions Les Belles Lettres.

  1. pascaleBM says:

    La veille de sa mort (!) je commandais, toujours auprès de mon libraire préféré, deux ouvrages de C.R… j’en avais déjà quelques-uns, lus il y a assez longtemps, et je l’avais, je le reconnais, oublié pour d’autres.
    Ce long intervalle sans lui (c’est assez salutaire comme procédé -involontaire bien sûr) m’a rendue plus attentive. Mais aussi plus dubitative. Des pages absolument indispensables en effet sur la musique. Dans « L’objet singulier » (éd. de Minuit) par exemple : « la musique n’est ni vraie, ni belle ». Ma conviction absolue, que j’ai renoncé à expliquer. Rosset est parfaitement convaincant. Les mélomanes ne font pas de la musique (classique) le support de leurs émotions. Mais C.R a une certaine tendance à se répéter… de livre en livre, au point que sous un titre général différent, on retrouve des chapitres d’autres titres….(L’école du réel, par ex.-éd. Minuit- qui reprend Le réel et son double.) Bien sûr, les grands penseurs tirent souvent le même fil, une œuvre et une pensée, c’est tout un. Mais après ces années sans C.R, son retour dans mes lectures du quotidien m’a laissé deux impressions : ce goût du déjà-dit (je veux dire dans les quasi mêmes termes) et un goût de l’indispensable. Mais ayant, par hasard funeste, fait de plusieurs livres anciens de C.R des lectures récentes, et les ayant bien fraîchement en mémoire et à portée de main, je trouve qu’il n’est pas toujours aussi « transparent » qu’on veut bien le dire, et qu’il se lance parfois dans des démonstrations plutôt absconses. Ce n’est pas celles que l’on retient, et pour cause. Et puis, je lui trouve, de pages en pages parfois, une certaine tendance à l’affirmation quasi péremptoire, si l’on veut bien m’accorder que « péremptoire » ne veut pas dire autoritaire, mais seulement qui se donne comme « devant être admis ». Et souvent comme seul point de départ.

    Autant d’occasions d’affûter son radar philosophique et de le lire de façon exigeante -comment lire autrement?- et soupçonneuse au sens positif, se demandant où va-t-il, où veut-il nous mener. Sur l’essentiel -son rapport au tragique- on n’est jamais déçu.
    Et quand de belles voix s’éteignent, je me demande qui? qui, autrement bien sûr mais aussi intensément, pourra nous consoler?
    La disparition à l’automne de Jean Salem, celle, il y a quelques années de Jean Bollack, me laissent inconsolable justement. Il me semble, sur les terrains de ces infatigables travailleurs de l’esprit, et ces deux-là étaient enracinés dans la pensée antique comme personne, il n’y a point de relève.
    Le ciel est bleu. Image de la joie tragiquement immarcescible.

    1. Merci pour ce commentaire appuyé sur votre lecture attentive autant que critique (mais « qui aime bien châtie bien ») de Clément Rosset. D’accord sur ce que vous dites du « dernier » C. R. (syndrome du disque rayé habituel aux figures intellectuelles déclinantes), mais vous ne mentionnez pas son humour, rare chez les philosophes français (moins inattendu chez les philosophes italiens par exemple, comme U. Eco ou Maurizio Ferraris dont je parlerai bientôt). 🙂

      1. pascaleBM says:

        C’est vrai, ce n’est pas ce qui m’a retenu chez C.R… ce n’était donc pas un oubli.
        Je dirais bien qu’il y a, au détour de certaines pages, quelques passages souriants, mais humour? hum…

        (je reviendrai, chez moi, c’était prévu à la suite de mes (re)lectures, sur un paragraphe qui m’a ravie! et dont, sauf erreur de ma part, je n’ai pas souvent entendu parler. Faut que ça murisse…)

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Patrick Corneau