Tiens un énième ouvrage sur Borges! direz-vous. Oui et non. Borges, De loin de Christian Garcin est l’opportune réédition chez Arléa d’un ouvrage paru en 2012 dans la belle collection « L’un et l’autre » (Gallimard) que dirigeait de main de maître le regretté Jean-Bertrand Pontalis (à lire dans la même collection Arléa-poche le très touchant hommage que Christian Garcin a rendu à son ami « Jibé« ). Livre d’admiration donc pour ce monument de la littérature qu’est Jorge Luis Borges.
Mais qui n’admire pas Borges? Et surtout, au-delà de l’impeccable hommage, reconnaissance d’une dette – probablement non acquittable, disons-le. Christian Garcin dresse l’état des lieux de l’ascendance d’un modèle, d’une influence inspirante, d’une source d’émerveillements jamais tarie et des traces qu’elle a laissées et continue de laisser dans son œuvre (déjà conséquente, pas loin d’une centaine de titres). Il analyse les grands thèmes borgésiens: le labyrinthe, les miroirs, le double, l’Un, la rencontre, etc. qu’il cite, reprend, déplace à sa manière dans ses fictions. Évidemment nous sommes dans une démarche éminemment borgésienne d’imitation non servile, de jeu avec un double non identique, de retour du même avec variation féconde, sachant que Christian Garcin s’inscrit dans une conception du temps qui n’est « ni du temps de l’éternel retour nietzschéen, qui sup­pose une répétition exacte des mêmes événe­ments, ni du temps linéaire occidental, mais d’un temps à la fois circulaire et progressif, comme creusé de l’intérieur, dans lequel une profondeur se fait jour, un temps cyclique dont la figure dans l’espace serait la spirale. »
Christian Garcin mentionne ou inventorie quelques énigmes borgésiennes sans les lever (la récurrence de certaines images ou figures comme celle du losange par exemple), avec prudence, car il lui semble impossible de ne pas être berné par Borges. « Ici, Borges m’a « promené ». Je me méfiais pourtant, mais n’ai pas su résister à la tentation de mettre un pied, et même deux, dans le labyrinthe – à la suite de quoi j’ai été proprement happé. »
Entrer et explorer le labyrinthe ou plutôt les labyrinthes de Borges n’est pas sans difficultés, ni dangers. Ces architectures complexes et monstrueuses  s’engendrent, se dupliquent, se répondent. Garcin en est conscient, d’où le titre Borges, De loin. L’écart, la distance sont de rigueur (« Je ne voulais pas trop voir » car « le regard direct tue, mieux vaut contempler de loin la figure désirée ou honnie« ). Il s’agit d’écrire « Pas uniquement à propos de Borges, mais aussi dans Borges, autour de Borges, à l’intérieur de Borges, au-dessous de Borges, à côté de Borges, infiniment près et infiniment loin de Borges, en une sorte de plurifocalité simultanée semblable à celle qui, sous la dix-neuvième marche d’un d’escalier quelque part à Buenos Aires, révèle au narrateur de L’Aleph l’indicible mystère du monde et du temps. »
Ayant payé sa part de gloses et de commentaires, Garcin est presque soulagé de constater que l’œuvre résiste à l’interprétation. Un doute le gagne cependant: celui « d’avoir été manipulé de bout en bout dans un labyrinthe d’analyses et d’hypothèses par un démiurge malicieux qui, comme on le sait, se défiait tout particulièrement des gloses exégétiques. »
Lisant ce récit où Christian Garcin met beaucoup de lui-même – c’est d’ailleurs ce qui en fait la saveur – il m’a semblé déceler une forte nostalgie pour un monde en forme de labyrinthe, précisément. Monde qui n’est plus, monde perdu. Ou plutôt si le monde qui est le nôtre reste labyrinthique, il a perdu sa chambre centrale qui abrite l’objet voilé de la quête, le Graal de tout écrivain. Notre monde est une sphère sans centre, univers anomique dans lequel nous errons, perdus, désorientés. Entre le virtuel de l’internet, la mensongerie médiatique et le peu de réalité restant, nous sommes voués à des mouvements browniens chaotiques, nous agitons nos passions tristes dénuées de sens (orientation et signification), absurdes. Plus d’Aleph (lieu de tous les lieux) pour polariser notre regard. Ce qui donne raison à Chesterton, lui qui affirmait, rappelle Garcin, que « l’univers des athées est un labyrinthe sans centre. » En paraphrasant une une citation de Roberto Juarroz rapportée par Garcin, on pourrait dire que le centre de Borges est peut-être devenu notre périphérie.
En 2003, j’avais lu un très bon essai de François Taillandier sur Borges au Mercure de France, Borges, Une restitution du monde – sage et informé portrait de l’écrivain et de son monde. Le livre de Christian Garcin, n’est pas un essai, il participe davantage d’un récit, ou plutôt de la relation d’une rencontre au sens que toute rencontre d’écriture (ou de vie) est « une histoire qui nous appartient« *. De sorte que Christian Garcin entrelace éléments de vie et interrogations sur la création en regard de l’esprit et du corps labyrinthiques de Borges, car seul un écrivain digne de ce nom sait qu’il doit engager chaque mot, chaque phrase sur le fil de ces questionnements vertigineux. Il en va de l’idée même que l’on se fait de la littérature – ce que rappelle avec force Christian Garcin en début d’ouvrage: « Car oui, ce nom de Borges, pour moi, était et demeure celui du Cercle, de l’Infini et du Mystère de la Littérature – et à tout cela, tant pis pour la pompe, je mets des majuscules. »
Lisez Garcin et puis allez vous plonger, vous perdre dans l’œuvre du Magicien** pour lire ce qu’il a écrit mais aussi, comme il le réclamait, « pour ce qu’il a gommé et qui se trouve entre les lignes. »

* Titre de la collection que dirige Anne Bourguignon chez Arléa.
** Lequel déclarait: « Ce que j’écris ne vaut pas la peine d’être lu, mais les gens trouvent ça bien; je me résigne, c’est une erreur si généreuse… »

Borges, de loin de Christian Garcin, collection Arléa Poche n°241, Éditions Arléa, avril 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie de Borges en compagnie de son chat Beppo / Éditions Arléa

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Patrick Corneau