Il y a autour de Stendhal une guerre impitoyable entre les gardiens du temple qui laisse songeur. Philippe Berthier avec l’humour et la désinvolture qu’on lui connaît l’a pointée sans détours: « Autour de lui (Stendhal) cristallisent des enjeux intensément affectifs, voire passionnels, qu’aucun autre écrivain ne suscite. Dans cette querelle, on flaire du dépit amoureux. On réclame pour soi l’exclusivité de Stendhal, et l’on ne supporte pas que d’autres prétendent s’en approcher, a fortiori s’en emparer. On le veut à soi, rien qu’à soi. Nul n’est moins partageux qu’un Stendhalien. Cette intolérance est d’ailleurs toute beyliste: Stendhal professait que si par extraordinaire il arrivait un jour au pouvoir, il serait féroce avec ceux qui n’auraient pas ses goûts. Pas de quartier pour ceux qui ne sont pas (comme) moi. De même que le touriste, celui qui saccage tout partout où il passe sans rien comprendre à ce qu’il voit, c’est par définition toujours l’autre, le vrai Stendhalien, c’est toujours moi. »
Je ne prendrai par parti. Simplement, il me paraît nécessaire qu’il y ait des initiateurs, des passeurs, d’intentions et de niveaux différents. Bref, qu’il y ait plusieurs cercles dans l’approche d’un écrivain de la stature de Stendhal. Il faut des introducteurs et des spécialistes, il faut des guides et des scoliastes, il faut des conférenciers et des exégètes – parmi ces derniers: Michel Crouzet, Victor Del Litto et Philippe Berthier.
Parmi les premiers, je nommerai Dominique Fernandez. Dans l’excellente collection « Les auteurs de ma vie » chez Buchet-Chastel où l’on invite de grands écrivains contemporains à partager leur admiration pour un classique, il nous livre sa vision de Stendhal en une quarantaine de pages au titre significatif: « Le courage d’être singulier ». Oui, singulier Stendhal l’est, par la décision, le goût de n’écrire que par et pour le plaisir. Écoutons Dominique Fernandez: « La postérité se divise en stendhaliens et en flaubertiens: la coupure est nette, il faut choisir. Les flaubertiens surestiment leur mission et entrent en littérature comme les moines entrent au couvent. Les stendhaliens jouent à écrire. Effort laborieux pour les premiers, joie primesautière pour les seconds. Le plus merveilleux chez Stendhal, c’est le manque absolu de pose. Vous le rencontreriez dans la rue que vous ne vous douteriez pas qu’il est écrivain. Il se garderait bien de faire étalage de ce qui n’est pas pour lui un métier, un sacerdoce, une croix, mais une simple discipline musculaire. Avec lui, on va prendre une glace, on ne pénètre pas dans un temple. Quelle liberté! Écrire n’est qu’un réflexe, une façon de se sentir mieux, de se supporter, de s’aimer – jamais de faire peser sur les autres sa qualité d’écrivain. »
Cet exemple est unique chez les hommes de lettres. Cela a pour conséquence un partage assez clivant dans la littérature: « La chambre tapissée de liège de Proust est deve­nue le symbole de la vraie littérature, qui se doit d’être renfermée sur elle-même, close, étanche, étrangère au monde. Ah! si elle pouvait être totale­ment hermétique, comme un sonnet de Mallarmé! Voilà la modernité. Opposons à cette chambre où les bruits extérieurs ne parviennent pas, la loge d’opéra, lieu de rencontres et d’échanges, lieu privilégié pour Stendhal. Il n’a aimé tellement Milan que parce qu’il allait tous les soirs à la Scala. Non seulement pour écouter l’opéra, mais pour bavarder avec ses voisins de loge, admirer les toilettes de ses voisines, deviner la rondeur de leur gorge sous les flots de mousseline. La loge d’opéra est le contraire du gueuloir de Flaubert. On ne s’y isole pas, on y va précisément pour ne pas rester seul, et pourtant, c’est là, dans la prolifération des bruits et l’éblouissement des lumières, que mûrit l’œuvre en cours. »
Pour Dominique Fernandez, Stendhal est l’amateur par excellence, « ou plutôt, car le mot français a été dévalué par la postérité flaubertienne, l’amatore, celui qui aime, au sens fort que le mot a gardé en italien. » Il en découle, déclare Fernandez, « que les meilleurs stendhaliens ne sont pas des experts en stendhalisme, des spécialistes, des universitaires, mais des amateurs de Stendhal, qui l’abordent distraitement et d’un pied désinvolte, Paul Bourget, Gide, Valéry, Jean Prévost, Albert Thibaudet, Léon Blum, Aragon. » Là, avec cette triviale animosité anti-universitaire, c’est déterrer la hache de guerre bien vainement. Ce qu’a dénoncé le vrai stendhalien qu’est Philippe Berthier: « Les membres auto-élus du Stendhal Club new-look n’ont que condescendance pour les universitaires publiant des articles savants, des essais touffus, se réunissant en colloques pédants, bref faisant de Stendhal la matière d’une étude et d’un savoir, là où, selon eux, ne devrait régner que le plaisir désinvolte, gratuit, irresponsable, élégant, luxueux. Il s’agit de reprendre aux culs de plomb sorbonicoles et glossateurs institutionnels, qui l’ont confisqué, le trésor réservé aux esprits d’élite, Pléiades et autres fils de Roi qui n’en font pas commerce. Déjà Valéry s’était amusé à imaginer la surprise effrayée de Stendhal s’il avait pu entrevoir son avenir doctoral. Comme si, en quittant la sphère tout intime du dialogue tendre et secret avec les inconnus qu’il s’était rêvés pour lecteurs, il était trahi par ceux-là mêmes qui se consacrent à le servir et gagnent leur pain en le servant. » Il suffit de lire quelques lignes des nombreux ouvrages que Philippe Berthier a publié sur Stendhal pour savoir qu’on peut être professeur, qui plus est professeur émérite à La Sorbonne Nouvelle, sans être « un besogneux, un esprit étriqué et désespérément terne« .
Je prendrai pour exemple son délicieux Petit catéchisme stendhalien publié chez de Fallois, excellent petit dictionnaire qui de A(nges) à V(oltaire) fait le tour du sentiment (de l’absence de sentiment) religieux chez Stendhal. Tout est vif et spirituel (c’est le cas de le dire), et même parfois franchement hilarant. Sans prétendre le moins du monde annexer abusivement Stendhal à une croyance qui ne fut pas sienne, Philippe Berthier met en valeur de précieuses inflexions trop souvent occultées. En effet, la critique virulente de l’action de l’Église catholique dans l’Histoire et dans la société moderne n’empêche pas Stendhal d’assumer une dette imprescriptible à son égard, et d’en reconnaître pour sien le patrimoine, culturel et artistique notamment; elle plaide en creux pour une spiritualité ouverte, libre, une relation intime et forte avec le divin.  Le culte que Stendhal portait à la beauté et à l’amour témoigne d’après Philippe Berthier d’un mysticisme « déplacé, mais intense« . Autrement dit, « ce mécréant était un homme de foi« .
Et si l’on veut poursuivre en stendhalisme, on pourra se plonger dans les 172 pages de Avec Stendhal du même Philippe Berthier toujours chez de Fallois où ce dernier interroge l’ombre souriante, mais exigeante, qui chemine avec lui depuis l’âge de seize: que ferais-tu, que penserais-tu, comment réagirais-tu à ma place? Cette chronique d’une addiction heureuse illustre le lien très particulier qu’on peut nouer avec Stendhal, plus proche que beaucoup de nos proches, et la prégnance de la littérature dans le parcours d’une vie. La grande originalité de ce livre est de voir un authentique amatore inviter un auteur de prédilection à quitter les rayons de la bibliothèque, pour se faire témoin, juge, voire acteur d’une existence de lecteur.
On aura compris que du Stendhal de Dominique Fernandez à Avec Stendhal de Philippe Berthier en passant par son Petit Catéchisme stendhalien, ce ne sont qu’incessantes canonnades de coups de foudre. Qu’importe qu’on aie le coup de cœur ou le coup de foudre, la littérature dans son ardeur a pris possession de nous, et cela seul importe.


Signalons aussi Le Paris de Stendhal toujours sous la houlette de Philippe Berthier aux Éditions Alexandrines qui nous montre que Henri Beyle n’a jamais remis en cause la conviction que c’est à Paris, et à Paris seulement, qu’on peut trouver le milieu le plus stimulant pour l’esprit. Enragé d’échanges et de conversation, c’est à Paris que cet Italien d’adoption est toujours revenu comme à la source de toute vie intellectuelle. Il en a besoin, disait-il, comme une locomotive de charbon. Aussi ce Milanais de cœur peut-il aussi passer à bon droit pour idéalement Parisien: « Tout m’a paru insipide au sortir de Paris. »

Stendhal de Dominique Fernandez, Buchet-Chastel, 2018.
Petit Catéchisme stendhalien de Philippe Berthier, Éditions de Fallois, 2012.
Avec Stendhal de Philippe Berthier, Éditions de Fallois, 2013.
Le Paris de Stendhal de Philippe Berthier, Éditions Alexandrines, 2017. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations: Marie-Henri Beyle dit « Stendhal » lorsqu’il était consul / Éditions Buchet-Chastel / Éditions de Fallois / Éditions Alexandrines.

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Patrick Corneau