Les lecteurs sagaces qui me suivent sur ce blog savent peut-être que j’emprunte l’appellation Le Lorgnon mélancolique à un livre éponyme de Guido Ceronetti paru en 1988. Pourquoi? À cause de la mélancolie et du regard induit par un « filtre » qui en serait porteur. Mais surtout parce que je tiens Guido Ceronetti pour l’un des deux plus grands écrivains italiens contemporains (l’autre étant Alberto Savinio).
Je lis Ceronetti depuis trente ans et guette anxieusement tout ce qui paraît de, sûr, autour de lui. Ceronetti est l’un des esprits les plus curieux qui soient. Comment le définir? Son ami Cioran écrivait à son sujet: « Ne redoutez pas de le rencontrer. De tous les êtres, les moins insupportables sont ceux qui haïssent les hommes. Il ne faut jamais fuir un misanthrope. » Ce grand pessimiste, contempteur infatigable de toute la merdonité (Michel Leiris), est un homme délicieux, à la voix douce, d’une érudition humaniste étourdissante, dont l’ironie, les sarcasmes et les colères sont les meilleurs remontants que je connaisse.
Quelques éléments factuels. Né en 1927, Guido Ceronetti est un poète, penseur, journaliste, dramaturge et marionnettiste italien. Il commence dès 1945 à écrire pour divers journaux italiens. Depuis 1972 il collabore notamment régulièrement au quotidien national La Stampa. En 1970, il crée le Teatro dei Sensibili, en compagnie de sa femme Erica Tedeschi, avec laquelle il monte des spectacles d’appartement (les spectateurs se nomment alors Federico Fellini ou Pier Paolo Pasolini) puis itinérants, de « marionnettes idéophores« . Ceronetti est l’auteur d’une œuvre de réflexions et d’aphorismes, ancrés dans une tradition judéo-chrétienne et antique, portant une critique farouche de la société de masse. Il est également l’auteur de très importantes traductions italiennes du latin ou de l’hébreu.
On ne remerciera jamais assez Vincent Pélissier des Éditions Fario d’avoir pris l’initiative d’avoir traduit en français** et publié un nouvel opus de ce vieux monsieur de 91 ans. Car comme le dit Vincent Pélissier: « Stupéfiante est l’indifférence de l’édition française pour un penseur, écrivain, traducteur et artiste dont l’œuvre est sans doute mal adaptée aux tiroirs du rangement idéologique et aux canons de la distraction culturelle.« 
Ce Petit enfer de Turin – feuilles dispersées, restaurées ne déçoit pas. C’est une merveille de prose, je dirais baudelairienne, d’un homme qui arpente la forme d’une ville qui l’a vu naître pour nous en restituer la beauté déchue et, à travers celle-ci, ériger la métaphore tragique du travail délétère de la modernité. Cette quête des traces du passé autour des ruines de Turin est teintée d’une nostalgie gaie et d’humour tendre. Ce qui n’empêche pas Guido Ceronetti de jeter des regards et pensées acérées sur deux éléments devenus rares dans nos mégalopoles dites civilisées: « la beauté du monde et la dignité de l’âme, du moins ce qu’il en reste à l’ère des foules administrées et des sensibilités délabrées » comme le rappelle Vincent Pélissier.
On trouvera donc dans ces chroniques urbaines, au hasard des flâneries de Guido Ceronetti, d’innombrables mythes et légendes locales dont la cosmogonie mêle les plaies de l’Égypte et celles de la Fiat, d’illustres boxeurs et des héros antiques, la destruction de vieux cinémas et l’ombre des chemises noires fascistes, des Turinoises dont le visage est désormais « une lande de mutilations » et de cyniques Eyrinies hantant les souterrains d’une ville livrée à la puanteur de l’air et aux disparités sociales sous toutes leurs formes. Mais aussi le portrait plein d’ironie du père de l’auteur en vieux turinois décorateur d’appartement aimant les choses « bien rangées », une réflexion implacable sur le terrorisme façon Brigades rouges (totalement transposable aux actuels crimes djihadistes), une visite en compagnie du maire dans un campement Tzigane sauvé par le sourire des enfants ou parmi les souffreteux de l’hospice Cottolengo, une digression sur l’analyse au carbone 14 du Suaire au cœur d’une ville spirituellement dévastée. Telles sont les itinéraires qu’emprunte Guido Ceronetti pour nous faire traverser avec lui une cité devenue un petit enfer, un monde entre feu et démence… « On ne peut guérir l’une, on ne peut éteindre l’autre. On se préserve seulement si l’on arrive à creuser un fossé d’eau propre tout autour de soi, si l’on entend des mots venus d’en haut, si l’on vit dans la ville sans se laisser dévorer, sans y être, pour pouvoir être. »
On pressent chez Ceronetti que la qualité et la force de l’œuvre sont à la mesure de la déception causée par l’être social. Pareil pessimisme n’est peut-être que la doublure d’un optimisme d’origine – car enfin, qu’avait-on espéré au départ, dans cette vallée de larmes? Et Guido Ceronetti d’entonner cette confidence: « Je ne suis pas un déraciné: tout simplement, je n’ai pas de racines. Tout simulacre d’enracinement qui n’est ni métaphysique, ni métabiologique, ni métatemporel, je le rejette, je le vomis… L’unique vérité qui m’éclaire, qui me donne de l’espoir est Je est un autre… Je baise ton sol, Jérusathènes. »

En matière de littérature mon credo est stendhalien: faire de son bonheur de lecture la mesure de la qualité d’un ouvrage. Là, il fut total. Aussi aurais-je voulu donner à lire plusieurs passages saisissants (sur le philosophe cynique, sur « l’enfant mignon », sur les « âmes chauve-souris », sur la barbarie idéologisée) de ce livre magnifique. Je donnerai seulement ici un extrait de l’admirable portrait de la femme turinoise. Évocation qui pourra choquer car il y a chez Guido Ceronetti une imparable et magistrale méchanceté perspicace qui va chercher au cœur de la femme le « trait qui tue », le terrible aveu. Cette inégalable flèche de lucidité est la marque d’hommage exquis et irrésistible du vrai connaisseur et admirateur de la femme qu’est ce faux misanthrope.

* seuls quelques ouvrages ont été traduits en français chez Albin Michel: Le Silence du  corps, 1979; Une Poignée d’apparences, 1982; Un Voyage en Italie, 1983; Ce n’est pas l’homme qui boit le thé, mais  le thé qui boit l’homme, 1987; Le Lorgnon mélancolique, 1988; La Patience du brûlé, 1990.
** magnifiquement traduit de l’italien par Angela Guidi avec la collaboration de Vera Milan-Primevère.

Petit enfer de Turin de Guido Ceronetti, traduit de l’italien par Angela Guidi avec la collaboration de Vera Milan-Primevère, Fario Éditions, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie EPSON DSC / Fario Éditions.

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Patrick Corneau