On se souvient du coup de colère de Gilles Deleuze lors de son entretien avec Claire Parnet pour son Abécédaire lorsqu’il lui fallut réagir à la lettre W, autrement dit à Wittgenstein: « W? Il n’y a rien à W! Non, je ne veux pas parler de ça. Pour moi, c’est une catastrophe philosophique, c’est le type même d’une école, c’est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C’est très triste […]. Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c’est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n’y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C’est un danger qui revient, ce n’est pas la première fois […]. C’est grave, surtout qu’ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S’ils l’emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C’est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance. »
Tout ceci est violent, grandiloquent et inhabituel dans la bouche d’un philosophe connu pour sa pondération – même s’il n’était pas spécialement tiède sur des sujets d’actualité. Aujourd’hui cet ostracisme philosophique fait plutôt sourire.
Etienne Klein s’il n’est pas un « assassin de la philosophie » est plutôt au côté de Wittgenstein dans son nouvel essai Matière à contredire – Essai de philo-physique. Il y interroge sans « méchanceté » la tradition philosophique, la secoue, l’oblige à sortir de son ronronnement conceptuel ou rhétorique. Comme « philo-physicien », il cherche à confronter les notions philosophiques aux dernières découvertes de la physique quantique, mettant leur pertinence à l’épreuve de la réalité qui émerge des laboratoires. Dès l’introduction, Étienne Klein prend grand soin de distinguer les deux disciplines: la philosophie n’est pas la physique et réciproquement, du moins depuis la coupure opérée par Galilée au XVIIème siècle à l’origine de la physique moderne. Bien qu’elles aient vaguement un objectif commun, la connaissance, elles diffèrent par leurs méthodes, leurs objets, leurs concepts, leur organisation institutionnelle. Rendre compte des phénomènes physiques ne peut s’obtenir à l’aide d’introspections, de réflexions, de jeux conceptuels (la manière deleuzienne), de textes anciens, qui sont les outils de la philosophie: le physicien théorise puis confirme expérimentalement. Inversement, la physique est incompétente lorsqu’il s’agit de traiter des questions philosophiques relatives aux émotions, à l’esprit en général, aux valeurs, à l’éthique, etc. D’emblée, il semble qu’il y ait une paroi parfaitement étanche entre les deux. Pourtant, les physiciens ne sont pas exempts de présupposés philosophiques qui peuvent influencer leur vision de la physique – la querelle entre Einstein et Niels Bohr sur l’interprétation de la physique quantique abordée au dernier chapitre en témoigne. Et dans certaines circonstances, la physique « produit des résultats décisifs, cruciaux, tranchants, qui modifient les termes en lesquels certaines questions se posent […]. Ce sont alors des « découvertes philosophiques négatives ». Ces dernières sont de très mauvaises nouvelles pour les philosophes, elles les mettent au pied du mur d’un réel qu’ils ont tendance à vouloir fantasmer à leur manière… Matière à contredire illustre la phrase du philosophe Alain, citée par Étienne Klein: « Penser, c’est dire non. » Il invite à ce travail critique: dire non aux sensations, au bon sens, aux impressions premières, aux analogies indues, etc. Ce travail est celui du physicien et du philosophe, bien que chacun emprunte un chemin différent. Le premier chapitre du livre revient sur la bifurcation des deux disciplines et la grande difficulté qu’elles ont aujourd’hui à (re)prendre langue. Ensuite, six concepts sont passés au crible de la philo-physique: le passé, le temps, le vide, la causalité, la masse, la réalité physique. L’exercice est délicat, car il ne s’agit pas de se contenter de juxtaposer deux disciplines, mais de montrer en quoi on peut se servir de l’une et de l’autre pour appréhender sous un angle particulier, ou une multiplicité d’angles particuliers, un objet déterminé. On est bien là dans une mise en pratique du perspectivisme nietzschéen. Ainsi à propos de causalité, Étienne Klein fait un détour par Aristote, Leibniz, Kant, Hume, puis le physicien Max Born, Newton… On voit se diffracter une notion comme au travers d’un kaléidoscope.
Comme dans ses précédents ouvrages, Étienne Klein fait preuve ici d’un talent pédagogique remarquable, n’hésitant pas à recourir à des jeux de mots – les métamorphoses du vide » – (on le sait féru d’anagrammes) ou à citer l’œuvre d’un artiste comme Roman Opalka pour mieux faire comprendre deux aspects de l’irréversibilité du temps. Bien sûr, ce n’est pas un livre « facile » car il manie des concepts, notamment en physique subatomique, qui échappent à l’entendement ordinaire. Il faut donc accepter une certaine « résistance » des concepts. En cela, on peut dire que ce livre bouscule notre paresse mentale et pousse à ses limites notre faculté de compréhension.
Un grand nombre de références philosophiques (Bergson, Bachelard) ou littéraires (Valéry, Musil, Nabokov) est mobilisé tout au long des chapitres, ce qui permet à Étienne Klein de dresser des ponts entre les disciplines. Comme je l’ai dit plus haut on sent l’attachement d’Étienne Klein à la pensée de Ludwig Wittgenstein et à la philosophie analytique incarnée notamment par Bertrand Russel. Ce courant philosophique, toujours vivace, était déjà une tentative pour réorienter la philosophie vers la rigueur de la démarche scientifique, de la logique et des mathématiques en particulier – que l’on songe au coup de tonnerre que fut le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein en 1921. L’autre grand personnage qui hante le texte est Albert Einstein. Il est la figure éminente, la référence incontournable qui semble avoir « matière à dire » sur tous les sujets abordés. Il est présent au fil des pages, flâne dans le texte, s’arrête parfois pour s’adresser à nous.
Le seul reproche que l’on pourrait faire à Étienne Klein est parfois de nous « laisser en plan » face à la diversité des points de vue exposés. Ainsi le dernier chapitre offre un bel exemple d’une certaine difficulté à trancher. Partant de la question induite par l’idée de monde, Étienne Klein finit par nous dessiner le panorama de ce qu’il est possible d’affirmer (le monde est éternellement un, l’idée de monde ne correspond à aucune réalité, une réalité existante, perdue, à faire, etc.). Il n’arrive cependant pas à trouver un point d’intersection entre physique et philosophie, susceptible de répondre au souci affiché en début d’ouvrage. Le dialogue prôné dans le livre a donc parfois du mal à s’établir et l’auteur n’échappe pas toujours à l’écueil d’un survol des doctrines ou idées reçues dont rien de se démarque si ce n’est une certaine anticipation, prescience de la pensée. Sur la question subséquente de la mystérieuse (miraculeuse?) conformité, concordance, parenté entre la raison humaine (le logos et même la loi morale selon Kant) et les lois fondamentales de l’univers nous n’avons guère plus d’éclairage. Mais le sens mystérieux de ce qui n’est que simple* peut-être, ne relève-t-il que de l’intuition poétique?
Le réel paradoxal que révèle Étienne Klein n’a plus rien d’une « bureaucratie des apparences » et l’on peut dire que Matière à contredire est un ouvrage audacieux qui chamboule allègrement nos certitudes. Disons aussi que par son érudition scientifique, son style enlevé, la grande variété des références littéraires, son astucieuse pédagogie, cet essai de philo-physique procure un véritable plaisir de lecture. Et surtout, aspect inattendu pour ceux qui pensent que la science est « asséchante », les « découvertes philosophiques négatives » de la physique réenchantent le monde et renforcent – si cela était nécessaire – notre fascination pour les splendeurs inouïes de l’univers.
* vers d’Yves Bonnefoy dans un quatrain de Pierre écrite.
Matière à contredire – Essai de philo-physique d’Étienne Klein, Éditions de L’Observatoire, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: photographie ©Magazine GreenLife / Éditions de L’Observatoire.
Etienne Klein est en effet, un excellent pédagogue, et l’on se sent toujours plus intelligent de l’avoir lu que d’être passé à côté. Ce que vous pointez comme un « reproche » n’en est pas un selon moi. Le principe aporétique est au cœur de la démarche philosophique. Heureusement qu’il y a de l’indécidable, pourvu qu’il ne relève pas d’un scepticisme naïf mais d’une démarche absolument rationnelle, qui, pour cette « raison », établit l’impossibilité d’opter. Après tout, la double nature (ondulatoire et corpusculaire) de la lumière en est un exemple magnifique.
Je n’ai pas (encore) lu ce dernier opus de Klein, mais j’en ai lu beaucoup, beaucoup d’autres. Les auteurs qui l’accompagnent sont ceux que toute démarche épistémologique honnête ne peut éviter, pour le dire vite. Je m’y retrouve totalement, dans le cours (d’épistémologie) que je dispense à des étudiants de philosophie, et la question de « l’intersection » entre philosophie et physique est, elle aussi, heureusement infixée. Bienheureux si le philosophe arrive à faire comprendre qu’il n’y a pas de « lois de l’Univers » indépendantes de l’esprit de l’homme qui les a inventées, construites, formulées…. ce qui ne peut se dire en quelques mots. Bienheureux le physicien qui bouscule nos certitudes -surtout celles des non scientifiques (en sciences dites ‘dures’) que nous sommes- ce sont elles qui donnent du monde une image qui n’est ni juste, ni réelle, ni vraie… ces adjectifs n’étant équivalents ni en science, ni en philosophie. Entre le raisonnement et les lois du monde, il n’y a aucun mystère, elles procèdent de la même démarche… le monde n’invente pas les lois auxquelles il est censé obéir… Le monde est l’objet dont les scientifiques sont le sujet, et encore, cet objet est-il protéiforme, il n’est pas le même pour le physicien selon Newton, Einstein (dont l’hommage qu’il rend aux Anciens, comprenons les penseurs grecs, m’a toujours profondément émue, Einstein qui a lu Kant, Hume…), pour le chimiste, pour le biologiste et… c’est l’une des illusions les plus difficiles à déraciner chez les profanes que nous sommes, la croyance en une monde un, uni, uniforme….
Si en effet, philosophie et physique ne sont pas semblables (à qui pourrait-on faire croire cela?) elles ont un ‘sacré’ besoin l’une de l’autre, et si l’on pouvait faire que ceux qui les pratiquent séparément se rencontrent plus souvent, il y aurait bien moins d’idées reçues. C’est quand même toute la question de ce qui est, et comment il est, que le physicien pose au philosophe, aujourd’hui encore. Et de l’impossible statut de l’objet s’il n’y a de sujet (ici scientifique, et se met au pluriel bien sûr) pour le concevoir, que le philosophe formule en retour.
S’il y a des cours d’épistémologie pour les apprentis philosophes à l’Université, il serait bon qu’il y en ait pour les apprentis scientifiques… un peu trop sûrs d’eux, pensant que leurs compétences strictes en sciences, les autorisent à formuler des propos (vaguement) méta-physiques…. Avec Etienne Klein (mais c’est le cas des scientifiques de haute volée, qui n’hésitent jamais à s’aventurer en terrain philosophique, donc une poignée!), quelques puissent être ses défauts d’enthousiasme, ou de précipitation, il y a quelque chose à prendre (et à apprendre aussi). A part cette poignée, et alors qu’on demande à des étudiants en philosophie d’avoir lu Russell, Bachelard, Hume (sur la causalité, admirable!), Einstein, Galilée (oui!), Euclide (oui!) de connaître les conditions de l’invention (dixit Kant) de la démonstration mathématique par les Grecs…etc, etc… les étudiants en sciences s’en passent sans douleur. Sauf quelques-uns… E.K a le mérite, et le talent, de rattraper un peu la chose, encore faut-il qu’il soit lu par un public estudiantin scientifique…
(désolée pour la longueur, mais c’est une affaire que je connais un peu…)
Entièrement d’accord avec ce que vous dites en début de ce commentaire-fleuve 😉 sur le principe aporétique, son rôle dans la démarche philosophique, etc. Mais les lecteurs visés par cet ouvrage ne sont pas des agrégatifs en philosophie, c’est un public cultivé sans doute, ouvert et curieux qui demande à ne pas être perdu au milieu d’un tourbillon d’approches. C’est tout ce que je voulais dire. Il faut replacer les livres dans les contextes de leur réception.
Entièrement d’accord avec vous concernant l’urgente nécessité de donner une culture philosophique (et littéraire) aux étudiants en sciences fort ignares en-dehors de leur étroit pré carré. Pour avoir enseigné auprès d’eux, c’est une affaire que je connais aussi un peu, comme vous dites.
Je tiens à remercier l’auteur de cet article, qui a manifestement pris la peine et le temps de me lire attentivement. Je tiendrai à l’avenir le plus grand compte de sa remarque finale, à propos du dernier chapitre de mon livre. Je remercie également les personnes qui ont rédigé des commentaires. Bien cordialement. Etienne Klein
MERCI Monsieur Klein! 🙂
Pour Pascale BM et lorgnon mélancolique : je suis surpris de la conclusion de vos commentaires. Ancien étudiant en prépa scientifique (maths sup/maths spé P’), j’avais au contraire l’impression que c’était les « lettreux » qui, en se gargarisant parfois de détester les maths, entretenaient une distinction, allant jusqu’au clivage, entre la littérature, la philosophie, les sciences humaines et les sciences expérimentales. Les lectures inscrites au programme de mes années en classes prépa ne m’ont pas donné l’impression d’un enfermement dans un « pré carré » : Proust, Lévi-Strauss (Tristes tropiques), Platon (Gorgias), Zola, Balzac, Homère. D’autant que la plupart des étudiants en sciences (du moins en prépa) lisent beaucoup à côté de leurs études… Et Yves Bonnefoy, dont vous citez un vers dans votre article, a rendu hommage, à plusieurs reprises, aux mathématiques (dans le poème Dévotion mais aussi dans L’Arrière-pays et dans L’improbable), qu’il avait pratiquées en maths sup. et qui ont influé sur son rapport au langage.
Merci pour votre commentaire et félicitations pour votre curiosité intellectuelle et littéraire mais votre témoignage concerne les élèves des classes préparatoires recrutés, sélectionnés sur dossier, et destinés à pourvoir l’élite que forment les grandes écoles; bref, une « exception » qui confirme la règle… Par ailleurs l’enseignement consiste en 2h hebdomadaires dites de « Français » où l’on lit et commente trois textes imposés avec cette mise en garde lue sur le site de « Ginette »: « le concours ne recrute pas des littéraires mais d’honnêtes lecteurs, qui respectent la règle du jeu ». Ambition très mesurée donc.
Je confirme la précision du Lorgnon Mélancolique. L’étudiant scientifique « lambda » d’une Université lambda n’a aucune formation épistémologique, tandis que son camarade « lambda » étudiant de philosophie en bénéficie, à sa plus grande satisfaction le plus souvent.
De plus, les auteurs cités par Eric ne sont pas « spécialisés » par la réflexion sur les conditions du savoir scientifique, au sens strict. Ils sont, en effet, d’une belle culture généraliste (Proust, Zola, Balzac ; Levis-Strauss pour les sciences humaines, mais pour parler mathématiques, par exemple, le livre VI de la République de Platon ou le Théétète plutôt que le Gorgias.). Et rendre hommage aux mathématiques (Bonnefoy) n’est pas la même chose que faire un vrai travail épistémologique (les Oulipiens aussi aiment et admirent les mathématiques, certains en sont même issus)
Si dans les prépas, les étudiants scientifiques ne sont pas enfermés dans leurs spécialités, comme à l’université, et bénéficient d’un (large) accès à la littérature et la poésie, ce n’est pas le cas à l’Université où cela est réduit à zéro, ainsi que la réflexion sur l’objet scientifique et la nature du savoir scientifique. Seule une détermination personnelle et volontariste -très difficile à mener concrètement- permet d’y échapper… un peu!
Merci à tous deux de vos réponses ! Effectivement, les deux heures hebdomadaires de français en classe prépa sont orientées sur la littérature générale et non vers l’épistémologie ou la philosophie des sciences, qui ressortent d’une démarche personnelle. Mais beaucoup consentent à cet effort, dans des proportions certes variables. Il me semble que l’important, pour des étudiants entre 18 et 20 ans, est d’ouvrir leur esprit aux limites de leurs connaissances et leur donner l’impulsion de curiosité et d’envie philosophiques (au sens étymologique) qui fera qu’ils ne se contenteront pas d’un apprentissage « scolaire ». Personnellement, j’ai 43 ans et c’est assez récemment (pas pendant mes années d’études qui étaient focalisées sur la préparation des concours) que je me suis vraiment plongé, au-delà des ouvrages de vulgarisation, dans la lecture de textes philosophiques (ou à caractère philosophique) écrits par des scientifiques (comme Einstein, Schrödinger, Heisenberg, Prigogine) ainsi que sur les interrogations de philosophes sur les travaux des scientifiques contemporains (par exemple « Les démons de Godel » de Cassou-Noguès ou « Des rêves, des mathématiques et de la mort » de Lupasco – je me suis jeté dessus rien que pour le titre !!!). Sans oublier, bien sûr, les livres d’Etienne Klein !