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Le démon de saint Jérôme – L’ardeur des livres

Quand Jacques Damade m’a adressé ce petit livre, me le recommandant avec sa discrétion habituelle, j’ai compris pourquoi à la lecture du sous-titre: « L’ardeur des livres ». C’est une célébration du saint patron des traducteurs certes, mais surtout un hymne à l’amour des livres. Vivre dans « l’ardeur des livres » est plus qu’un modus vivendi, c’est une passion, oui dévorante, ardente o combien! Jacques Damade, écrivain et éditeur de bibliothèque(s) en sait quelque chose, heureux contaminé, son amour des livres (bibliofolie) est contagieux, salubrement. Pour notre plus grand bonheur. Et il a trouvé en Lucrèce Luciani* un alter ego en matière d’addiction livresque. Ce que cette psychanalyste extrêmement cultivée nous propose n’est pas la stricte bio-hagiographie de Jérôme de Stridon (347-420), de besogneux scoliastes l’ont faite et elle renvoie sans autre forme de procès à leurs honnêtes travaux. Non, ce qui l’intrigue et picote sa sagacité est ce qui dévore, obsède ce pauvre saint Jérôme: son avidité de lire et d’écrire qui paraît sans borne, définitivement irrassasiable. Bref le daïmon de saint Jérôme, cette lubie on ne peut plus idiosyncrasique qui en fait un lettré peu commode et un grand saint, finalement pas si « catholique » que cela… Car on est saisi par la variété des dons et surtout par la buissonnante graphomanie du saint qui fait feu de tout bois, ou plutôt de tout calame, stylet, sur le moindre support qui lui tombe sous la main. De fait Jérôme, fut un grand traducteur certes, mais aussi romancier, épistolier, copiste, polémiste, plagiaire. Bref, bibliothèque humaine à lui-seul. On a du mal à imaginer, « à l’aube de l’écrit » comme dit Jacques Damade, l’extraordinaire appétence que suscita au IVe siècle ce vieux et pourtant toujours nouveau médium qu’est le livre. Poussé par de constantes innovations techniques, il s’achemine à travers d’étonnantes métamorphoses vers son destin actuel. Tout cela nous est conté « en passant » avec une érudition étourdissante sans pesanteur académique ou universitaire, avec même une certaine jubilation par Lucrèce Luciani qui ressuscite l’effervescence d’alors autour des textes chrétiens (15 à 20% des chrétiens savent lire): « On a pu parler de diffusion de masse. Tout le monde veut lire. (…) C’est une activité furibonde, un pugilat permanent, un enjeu perpétuel. (…) Tout le monde veut en découdre, les livres sont volés aux quatre coins de l’Empire, les impostures littéraires fleurissent. (…) Notre Jérôme n’est pas en reste, demeurant comme un des plus grands plagiaires de l’Antiquité voire peut-être le plus grand, proportionnellement à l’étendue de son œuvre. »
Si Lucrèce Luciani traverse la vie du saint de manière cursive, s’arrêtant néanmoins aux dates et lieux charnières (le désert de Chalcis en Syrie, Trèves, Rome, Constantinople, Bethléem) où l’activité bibliophage de Jérôme prend une nouvelle orientation, elle réveille et dévoile autour de lui les prodromes de la pensée savante avec l’ébauche des bibliothèques, les scribes et clercs, l’émergence d’un lectorat, tout un environnement matériel (sa documentation précise est digne de la médiologie de Régis Debray) et humain qui a façonné notre culture entre Homère et Montaigne. S’attachant avec un talent certain pour l’analyse iconographique à décrypter plusieurs tableaux célèbres du saint (Sano di Pietro, Antonello da Messina, Lorenzo Lotto, Colantonio, Dürer) elle montre qu’il existe plusieurs saint Jérôme: le pénitent dans le désert et l’érudit sur son pupitre. En réalité, Lucrèce Luciani prend un vif plaisir à démolir le hiératisme un peu compassé de ces images officielles en les confrontant aux textes mêmes de Jérôme, plein d’ire, de flamme, d’emportement, d’injustice voire de folie. Le saint Jérôme qui émerge est un homme passionnément engagé pour le livre, bataillant pour son édition et sa diffusion. Figure d’homme débordé et dévoré par l’écrit, implorant ses amis de lui écrire, les chapitrant s’ils tardent à lui répondre, ferraillant avec de grosses pointures de la patristique comme Origène, apprenant l’hébreu auprès d’un érudit juif, mettant son talent littéraire au service de la nouvelle traduction biblique (après avoir tancé les évangélistes pour la médiocrité de leur style!), toujours nourri où qu’il soit, quoiqu’il arrive par la lecture de ses chers Virgile et Cicéron.
C’est peu dire que l’écriture de Lucrèce Luciani est ardente, exacerbée, versatile à l’image de son sujet et modèle. Emportée par sa verve, il lui arrive de faire de grands écarts temporels pour glisser quelques remarques bien senties sur notre époque envahie de livres mais si peu « lettrée »:
« À l’époque de Jérôme, la conversation avec les livres est un régal de promenade, le talon de l’œil bien planté dans le sol, l’arc de la pupille déployé comme une bannière, longue langue de serpent. Ça siffle et ça crochète, ça fait fi des civilités et des mondanités. Il n’y a qu’un certain habitus intellectuel pour croire que cette conversation est la même que dans nos librairies civilisées, nos abominables rayons livresques au supermarché, nos ahu­rissantes fabrications de best-sellers à rugir d’ennui, nos émissions télévisées culturellement conformes sans parler de cette nouvelle charogne des ateliers d’écriture. On n’en sait plus rien ou plus grand-chose de cette furor littéraire qui s’abat comme une trombe sur le bassin méditerranéen des premiers siècles de notre ère. C’est comme une fourmilière. Les fourmis sont les livres qui grouillent partout, qui vous grimpent dessus, qui vous chatouillent ou qui vous mordent. »
Lucrèce Luciani et saint Jérôme également embrasés par les livres m’ont enflammé comme ils ont enflammé Jacques Damade. Je souhaite à tous les fols en livres de s’emparer de ce petit livre couleur de feu, le toucher, l’ouvrir pour succomber à sa rafraîchissante brûlure…

Le démon de Saint Jérôme – L’ardeur des livres de Lucrèce Luciani, Collection « Les billets de la bibliothèque », Éditions La Bibliothèque, 144 pages, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Lucrèce Luciani Zidane est psychanalyste. Elle publie des articles et tient des séminaires dans le cadre de l’École du « Champ Lacanien » et de l’Université de Genève. En 2009 elle a publié aux éditions du Cerf L’acédie, le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan et rédigé la préface de la nouvelle édition d’Eros et Agapè d’Anders Nygren.

Illustrations: Saint Jérôme dans son cabinet de Colantonio (connu de 1440-1470) / Éditions La Bibliothèque.

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Patrick Corneau