Je ne sais quelle est la méthode pédagogique de Stéphane Floccari* pour enseigner la philosophie au lycée Marcelin Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) et à l’lNSEP (Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance), mais l’auteur de Nietzsche et le nouvel an a trouvé une façon insolite pour intéresser des universitaires autant que le grand public à la philosophie de Nietzsche (1844-1900). Le défi pouvait paraître ardu mais il est réussi et l’auteur peut se réjouir de ce premier succès : 1 500 exemplaires de ce premier livre (qui va être traduit en huit langues) se sont déjà écoulés en quelques semaines.
Quel rapport entre le philosophe moustachu et l’an nouveau ?
Le mois de janvier est traditionnellement celui des souhaits et les mois qui suivent ceux où ils ne se réalisent pas… Les arguments sont nombreux pour ne rien faire de ce nouvel an et ne pas y voir la promesse de l’aube.
Et pourtant, Nietzsche qui semble si éloigné de cette rumeur annuelle du monde avec son éternel retour, a fait du nouvel an l’occasion d’une philosophie :
« Pour la nouvelle année. Je vis encore, je pense encore : je dois encore vivre, car je dois encore penser. Sum, ergo cogito ; cogito, ergo sum. Aujourd’hui, chacun ose exprimer son vœu et sa pensée la plus chère : soit ! Je veux donc dire moi aussi ce qu’aujourd’hui je me souhaitais à moi-même et quelle pensée a cette année été la première à traverser mon cœur – quelle pensée doit être le fondement, la garantie et la douceur de toute pensée à venir ! Je veux toujours plus apprendre à voir la nécessité dans les choses comme le beau – ainsi serai-je l’un de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit à présent mon amour ! Je ne veux mener aucune guerre contre le laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Que détourner le regard soit mon unique négation ! Et, en tout et pour tout, et en grand : je veux, en n’importe quelle circonstance, n’être rien d’autre que quelqu’un qui dit oui. »
Stéphane Floccari s’est saisi des très belles lignes de cet aphorisme du premier mois de l’année 1882 et intitulé « Saint-Janvier » pour demander à Nietzsche deux ou trois choses: comment fait-il de ce « oui » un oui, c’est-à-dire un véritable acquiescement ? Et à quoi ? À quoi dire « oui », à quelle nouveauté, s’il s’agit « encore » de vivre, « encore » de penser ? Et subrepticement de se demander si le programme nietzschéen d’un grand oui n’est pas un vœu pieu ?
Comme le rappelle Stéphane Floccari, Nietzsche ne vous délivre pas une recette pour faire de ce nouvel an l’occasion d’une métanoïa. En revanche, il garde des fêtes de fin d’année en famille ou avec Wagner, à Tribschen, le souvenir d’une « intimité confortable », pas celle qui endort et anesthésie, mais celle d’une heureuse impression, qui tranche et frappe dès qu’elle se rappelle à nous.
À partir des multiples propos du philosophe sur ce tournant et sur sa promesse énigmatique, Stéphane Floccari analyse de façon lumineuse comment s’élabore chez Nietzsche un usage philosophique du Nouvel An lui permettant de s’acheminer vers un Gai Savoir capable de mettre fin à la litanie des récriminations grincheuses, macérations inutiles et ressentiments nauséeux. Le coup de force de cet essai inhabituel est d’offrir plusieurs livres en un, et tous dans une langue dénuée de tout jargon, et, qui plus est, dans un style enlevé, enjoué. Une réflexion liminaire ouvre sur les rituels de nouvelle année puis se poursuit avec une exploration de la pensée nietzschéenne qui débouche sur une exhortation à s’inventer une existence philosophique. En effet, le dernier chapitre en faisant retour sur quelques aphorismes décisifs du « nouvel an » nietzschéen est à la fois un commentaire serré de chacun d’eux, une éclairante exégèse récapitulative de sa pensée mais aussi une sorte de vadémécum pour nous amener, nous lecteur, à transformer notre regard sur la vie dans son rapport au temps principalement. Au final, le propos de Stéphane Floccari est moins de commenter un philosophe que d’inciter chacun à mettre en pratique le « Deviens ce que tu es » nietzschéen, autrement dit en conviant celui qui le souhaite à ne pas laisser filer indéfiniment, année après année, l’occasion d’être un « lui-même » parmi les « eux-mêmes ». Car ne nous y trompons pas, le grand oui à la vie n’est pas une tâche pour le premier jour de l’année mais un rendez-vous obligé avec la première heure de chaque jour où l’on regarde la vie droit dans les yeux pour en éprouver l’effectivité nue et déchirante.
Une chose est sûre avec ce premier livre sagace, profond et stimulant (les « Aphorismes affirmatifs » en fin de volume sont roboratifs), Stéphane Floccari commence bien l’année !

« L’expérience personnelle de Nietzsche peut éclairer tout individu sur lui-même, dans la mesure où chacun est amené, qu’il le veuille ou non, qu’il le reconnaisse ou pas, à éprouver un jour quelque chose de cette dualité que le passage des ans impose à toute existence. Cette chronique n’a jamais été faite. Son intérêt dépasse largement le cadre des études nietzschéennes et les seules limites de la philosophie académique. Son intérêt est de donner à parcourir les étapes de la vie d’un philosophe dont le nom est associé à des expériences de pensée extrêmes, mais qui, comme tous les autres hommes, a connu des phases très différentes, est passé par des états opposés et a été conduit à des impasses ou au contraire à des réussites, sans que l’année inédite qui s’ouvre à chaque fois soit plus prévisible pour lui que pour quiconque. Autrement, personne ne ferait des vœux, ni ne prendrait de résolutions. On peut attendre de ces pages non une édification morale, mais la considération intellectuelle de ce que vivre à un rythme annuel signifie pour chacun de nous. » (extrait, p.104)
Nietzsche et le nouvel an de Stéphane Floccari, Éditions Encre Marine, Les Belles Lettres, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

*Né à Vitry, Stéphane Floccari a grandi à Choisy dans une famille franco-italienne. Il intègre le lycée Blum de Créteil et découvre la philosophie grâce à un professeur qui l’a énormément marqué. Stéphane Floccari intègre une classe préparatoire parisienne et poursuit ses études à la Sorbonne. À l’âge de 21ans il devient enseignant et intègre rapidement le prestigieux lycée Marcelin-Berthelot.

Illustrations : Portrait de Friedrich Nietzsche, gravure du 19eme siècle, collection privée ©Isadora/Leemage – AFP / Éditions Encre Marine – Les Belles Lettres.

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Patrick Corneau