Table de chevet, table de nuit. Sincèrement, je préfère la table de nuit, plus évocatrice de sa fonction. Une bibliothèque qui ne dit pas son nom. La mienne est à peine une bibliothèque, elle ne comporte pas de piles de livres, pas d’entassement. Non, quelques volumes privilégiés qui font bande à part, fortement jalousés par le vulgum pecus qui se côtoie, se chevauche dans la terrible promiscuité que génère le chaos de la grande bibliothèque du salon. Ce nec plus ultra, ce sont « ceux qui restent » alors que beaucoup ne font que passer. Ce sont des VIP…
Vous mourrez d’envie d’entendre des noms. Des titres, des titres!
En tous cas, pas des romans. Des livres que l’on peut saisir au milieu d’une insomnie, ouvrir au hasard au cœur de la nuit et reposer cinq ou cinquante minutes plus tard.
Vous trouvez? Eh bien oui, du fragment, du court (mais dense parfois), des maximes, des aphorismes, des pensées, des notes de chevet façon Sei Shônagon. Quelque chose qui enchante ou qui interloque, vous oblige à relire, mâcher, ruminer… adieu sommeil…
Des titres? Vraiment?
Au moins deux qui viennent du même éditeur: La Coopérative.
Les Éditions de La Coopérative, créées par Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, nées sous le signe de l’abeille, publient des livres de littérature sur la couverture desquels figure un emblème inspiré d’une gravure du XVIIe siècle représentant une ruche pour manifester leur confiance dans le travail essentiel et mystérieux de l’œuvre littéraire. Les livres publiés illustrent tous les genres (poésie, roman, essai, conte, théâtre) mais il est vrai que l’aphorisme et la maxime y ont une place de choix.
D’abord avec Le Livre des Amis, un recueil d’aphorismes que Hugo von Hofmannsthal publia en 1922 de manière presque confidentielle et qui connut rapidement une diffusion beaucoup plus large que son auteur lui-même ne l’imaginait. Dans ces pages, le poète autrichien mêle ses propres pensées, tirées de ses carnets intimes, à celles qu’il a rencontrées chez les auteurs qu’il aime le plus. Les « amis » que désigne le titre sont donc aussi bien ses propres lecteurs que les écrivains de tous les temps, qui forment autour de lui une sorte de « collège invisible ». On peut dire que c’est un livre magique, dont la profondeur ne se dévoile qu’avec le temps: ceux qui l’ont lu ne cessent d’y revenir. Même si l’expression est galvaudée, je puis dire que c’est un livre « culte ». D’où sa vocation à figurer parmi les livres de chevet et peut-être même sur le dessus de la pile.
Le second (qui vient de paraître), est lui aussi un livre-phare destiné à jeter de belles lueurs dans nos nuits. Tout un livre, toute une vie de Marie von Ebner-Eschenbach est lui aussi un recueil d’aphorismes, un classique de la langue allemande constamment réimprimé et traduit un peu partout dans le monde depuis cent ans, mais jusqu’ici inédit en français. De 1880 à 1916 (date de l’édition définitive), cette grande romancière que l’on redécouvre aujourd’hui ne cessa d’augmenter et de remanier ce petit livre où elle concentra le meilleur de ses réflexions: un ouvrage devenu si populaire en édition de poche que certaines de ses sentences sont passées en proverbes. C’est dire l’art consommé de cette grande styliste qui sut puiser autant aux sources de la sagesse populaire qu’à celle des grands moralistes français. La lisant, on est surpris combien ses aphorismes concis et ciselés* sont aussi puissants qu’actuels et révèlent une femme libre, ennemie des préjugés et lucide sur la difficulté de s’en affranchir. Un petit livre qui sans conteste a sa place à côté de Hugo von Hofmannsthal, il en est le contrepoint idéal par les leçons de courage et de vie qu’il propose. Nul doute que bien des lecteurs sensibles en feront leur miel – qu’il soient des dormeurs « intranquilles » ou des veilleurs sereins.
Quant aux autres compagnons de ma table de nuit, je me réserve le plaisir d’en parler dans un billet à venir.
* Il n’est pas indifférent de signaler que Marie von Ebner-Eschenbach fut aussi une passionnée d’horlogerie, consacrant ses loisirs à restaurer de ses mains de précieuses montres anciennes – passion qui n’est sûrement pas étrangère à l’exactitude rigoureuse de son écriture (lire un extrait).
Le Livre des Amis de Hugo von Hofmannsthal, traduit de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson, La Coopérative, 2015.
Tout un livre, toute une vie – Aphorismes de Marie von Ebner-Eschenbach, traduit de l’allemand (Autriche) par Jean-Yves Masson en collaboration avec Philippe Giraudon, La Coopérative, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Photographie de Barbara Dunbar / Éditions de La Coopérative.
…mais, on s’est introduit en ma demeure en mon absence???
Sur les places, les placements, les emplacements des livres dans une maison, une pièce, sur un meuble, au sol, entre les montants de la rampe de l’escalier. Il faut, en effet, que les élus-pour-toujours soient accessibles à tout moment. (ailleurs, j’ai plusieurs fois aligné cette affaire délicate de la cohabitation avec eux, pour convenir que les livres décident pour moi…).
La chance il y a quelques jours, dans une maison amie d’écrivain, ou d’écrivain ami, les deux, de passer dans les rangs des 50 000 œuvres qui vivent là…. émotion intense.
Bien sûr, les deux titres du jour, viennent d’allonger ma liste…
Le problème (s’il y a problème) c’est la folie des livres dans l’espace somme toute confiné de l’habitat contemporain: comment assumer la surpopulation… Agir sur la folie? Agir sur l’espace? Agir sur la bibliothèque? La solution est dans la quadrature de ce cercle infernal.
Agir (un peu) sur la tentation… Mais pour savoir qu’un livre est oubliable, encore faut-il l’ouvrir, et donc l’acheter. (impossible pour moi de fréquenter une Bibliothèque, sauf universitaire)…
En province, l’espace n’est pas forcément confiné… cher Lorgnon, mais pour les livres il n’y en aura jamais assez… Aucune solution technique pour autant, liseuses et autres écrans, non merci… la joie -et le danger- de passer la main sur les rangées, ou sur les tas, ou sur les laissés-là-en-attendant-un-peu… est juste niée. Ces engins n’ont pas été pensés par des lecteurs, mais par des… (compléter par le mot de votre choix), sans parler des livres de travail qu’il faut ouvrir par quatre, cinq, en même temps, surligner et marquer et triturer… bon, j’ai un peu le sentiment de radoter là….
J’ai envie d’avancer une réponse wittgensteinienne: « la solution du problème que tu vois dans la folie des livres, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. » Peut-être un peu radicale? 😉
en effet, un tantinet radicale, surtout si (quand) la « folie » des livres, n’est au fond, soyons honnêtes, pas vraiment un problème… une folie que l’on cultive, que l’on dorlote, que l’on n’a pas du tout envie de soigner, car on en deviendrait alors vraiment fou. C’est du chronique, c’est du lourd, impossible de s’en défaire, un mal qu’on aime aimer, à la fois notre sang et notre oxygène, un poison qui nous soigne, nous guérit et nous infecte tout ensemble.
Oui, c’est ça: un « pharmakon ».
Houellebecq a remis au goût du jour Huysmans et son roman « A rebours ».
Je le recommande comme livre de chevet. C’est très intense, riche, foisonnant et
d’une grande difficulté de lecture. Deux pages et hop au dodo.
🙂
Merci de vos conseils de lecture monsieur le Lorgnon.
Je remarque que vous êtes adepte des aphorismes. Aussi, si vous me le permettez, je ne saurais trop vous recommander ceux de Nicolas Gomez Davilà.
Bien à vous.
Merci Elias pour vos suggestions. Je connais Nicolas Gomez Davilà dont j’ai quelques traductions. C’est un moraliste très « décapant ». Bien à vous,
🙂