La collection « Les auteurs de ma vie » chez Buchet-Chastel invite de grands écrivains d’hier et d’aujourd’hui à évoquer le classique qui les a le plus marqués. Voici, avec ce Schopenhauer de Thomas Mann, le huitième titre de cette belle collection, réédition d’un texte emblématique publié chez Corrêa/Buchet-Chastel en 1939.
Lire Schopenhauer. Et pourquoi, plutôt que lire Schopenhauer, lire le portrait qu’en a fait un écrivain? En quoi l’intercesseur qu’est Thomas Mann nous ferait-il gagner une connaissance privilégiée? Pourquoi faire le détour du reflet, de l’image? Autant aller à la source, nous souffle le bon sens… Parce que l’amitié lorsqu’elle s’augmente de l’admiration est un guide sans faille. Parce que l’empathie atteint parfois la pointe d’une lucidité compréhensive que ne connaît pas le quidam lecteur qui découvre une œuvre inconnue, s’efforce, tâtonne face à l’altérité dans sa muette immédiateté… Et puis, parfois (double bénéfice), le « passeur » à travers le portrait du « passé » nous confie certains éléments le concernant qui expliquent en retour une dimension, orientation majeure de son œuvre. Ainsi cet essai est-il l’occasion de saisir combien l’écrivain de la décadence que fut Thomas Mann aimait se délecter de philosophie, sans doute pour nourrir son âme intranquille ou tenter d’y puiser ses desseins littéraires. Oubliant l’univers chaotique de ses romans, le voilà tout en verve dès lors qu’il se retrouve face à un système métaphysique, jouissant de cette perfection incarnée dans une construction intellectuelle. Il peut alors organiser son monde spirituel au sein d’un corpus logique, cohérent et harmonieux, glissant imperceptiblement vers les rives de l’esthétisme, seul continent où le plaisir de l’écriture peut se développer. Dès l’ouverture de sa préface Thomas Mann affirme: « La vérité et la beauté doivent être mises en rapport« . Certes, car sans sincérité point de beauté authentique. Ainsi, pour chasser tout risque de fantasme, il convient de porter la lumière à la racine des choses. C’est donc par le truchement de la pensée de Schopenhauer que Thomas Mann remonte à la source de la connaissance, genèse de l’Occident « où l’esprit scientifique aussi bien que le sens artistique de l’Europe ont leur origine et se trouvent  encore unis: elle conduit à Platon« . Tout semblerait donc procéder de Platon. Thomas Mann ne peut s’enrichir qu’au contact de l’activité artistique dès lors qu’elle crée l’ordre et la forme, offrant à celui qui s’en saisit le moyen d’embrasser le chaos de la vie en lui donnant transparence et sens. Une manière de prendre de la hauteur, de retrouver la voix (et la voie) bienfaisante, rassurante du logos. Surtout d’y puiser les moyens de lutter contre ce que Mann appelle « l’inhumanité actuelle » dont on a peu de mal à imaginer ce qu’elle fut en 1939… On voit donc via Schopenhauer des filiations se dessiner de la Grèce à l’humanisme pessimiste du Nobel de littérature 1929. Déceler, dérouler le fil de ces impondérables culturels qui se transmettent à travers le temps suffit à lui seul à justifier le sens de ces lectures inaugurales et l’intérêt de la collection « Les auteurs de ma vie ».
Porté par une plume sereine et souverainement littéraire, cet essai ouvre donc au lecteur l’univers philosophique de Schopenhauer par le biais d’une approche plus didactique qu’un livre érudit ne pourrait offrir. J’ai particulièrement apprécié la manière dont Thomas Mann synthétise le concept de Volonté selon Schopenhauer:
« La volonté, si on l’envisage comme le contraire de la satisfaction béate, est en elle-même une infélicité fondamentale; elle est inapaisement, effort en vue de quelque chose, indigence, soif ardente, convoi­tise, désir, souffrance, et un monde de la volonté ne peut pas être autre chose qu’un monde de la souf­france. En s’objectivant dans tout ce qui existe, la volonté expie dans le monde physique sa joie méta­physique et l’expie au sens propre du mot: elle ‘expie’ pour elle de la manière la plus terrible dans le monde qu’elle a créé, et qui, étant le monde du désir et du tourment, se révèle sinistre. C’est que, en devenant monde selon le principe d’individuation, par sa fragmentation dans la multiplicité, la volonté oublie l’unité primitive, et bien que malgré tout son émiettement elle reste une, elle devient une volonté qui est des millions de fois en lutte avec elle-même, qui se combat et se méconnaît elle-même, qui recherche avec chacune de ses manifestations son bien-être, sa ‘place au soleil’ aux dépens d’une autre, bien plus, aux dépens de tous les autres et ne cesse donc de mordre dans sa propre chair, semblable à cet habitant du Tartare, qui se dévorait avidement lui-même. Il faut comprendre cela littéralement. »
La fascination de Thomas Mann pour Schopenhauer n’excluait pas une certaine ironie, voire raillerie dans sa manière de l’inclure dans ses écrits. Dans les Buddenbrook c’est en effet sur un mode comique qu’intervient l’œuvre de Schopenhauer. Thomas Buddenbrook, personnage bourgeois rationaliste et positif se trouve soudain confronté à cette œuvre qui déstabilise ses certitudes et son vouloir-vivre; ici la Volonté qui se retourne contre elle-même s’incarne en une triviale rage de dent qui l’emporte… Au contraire dans La Mort à Venise, l’affaire est plus grave. C’est le vouloir-vivre absolu du personnage qui le conduit à travers l’amour à un renoncement au vouloir-vivre. La Volonté choisit le choléra plutôt que de renoncer à son affirmation dans l’amour.
Preuve est faite que la lecture méditée de Schopenhauer par le jeune Thomas Mann est une clé précieuse pour appréhender son parcours intellectuel et qu’elle a largement influencé les linéaments de son œuvre future. La singularité de ce petit livre est de nous convier à une entrelecture: Schopenhauer sous le regard de Mann, Mann éclairé par Schopenhauer.

Schopenhauer par Thomas Mann, collection « Les auteurs de ma vie », Buchet-Chastel, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Schopenhauer et son caniche, dessin de Wilhelm Busch / Éditions Buchet-Chastel.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau