Voici un récit fort court, 32 pages, mais qui pèse des tonnes. Oui, je pèse (!) mes mots: des tonnes. Il arrive parfois ce miracle où une page acquiert la densité de ces étoiles naines, grosses comme la Terre mais qui concentrent en elles trois cents Soleils. L’insoutenable gravité de la littérature lorsqu’elle dit des riens qui font chavirer le cœur…
Tout le monde a connu dans sa vie, c’est souvent au cours de l’enfance, ce moment unique où il a rencontré un secret. Son secret. Celui qui l’attendait depuis toujours. L’instant – qui peut avoir des résonances toute la vie – où une révélation lui a été faite. Rappelez-vous bien, faites l’effort d’une courte anamnèse: vous étiez à l’école, vous vous ennuyiez, c’était le cours de géométrie, votre esprit battait la campagne, soudain le professeur a paru devenir irréel, il s’est retiré dans un arrière-plan très, très lointain, sa voix déjà inaudible n’était plus qu’un léger chuintement, alors votre regard s’est porté vers la fenêtre et là-bas, au fond de la cour, au faîte de ce grand arbre nu, il y avait une feuille, une petite feuille qui tremblait dans le vent et qui vous faisait signe… Signe de quoi? Tout le mystère est là. Elle vous dit quelque chose de très important que vous êtes le seul, la seule, à pouvoir comprendre. Qui est incommunicable. C’est votre secret. Il est à vous. Vous le défendrez, vous le protégerez contre vents et marées. Et vous savez qu’une vie ne sera pas de trop pour en comprendre la richesse, la splendeur. Au cœur de ce secret vous serez inaccessible – les autres vous verront en face d’eux – mais vous serez présent ailleurs. Dans un monde dont l’espace possède une autre courbure. Où vous vivrez les yeux à moitié ouverts, ce qui n’est pas sans risque.
Après cet éclair dans un ciel d’azur, la chape de plomb retombera, la vie comme l’on dit « reprend ses droits » et l’on attendra de vous les efforts nécessaires pour faire comme si et continuer à vivre comme tout un chacun. N’empêche, tout votre être sera tendu vers une nécessité bien supérieure: jouir pleinement de ce secret qui vous a révélé à vous-même…
Voilà ce dont il est question dans Neige silencieuse, neige secrète du poète américain Conrad Aiken (1889-1973). De ce texte unique écrit en 1932, nouvelle envoûtante dont chaque mot tombe à son exacte place comme un flocon de neige, il est difficile de faire la présentation et plus encore, l’exégèse. Car il nous embarque dans une courte odyssée entre réel et imaginaire, récit et symbole, vérité et illusion. Disons que le personnage principal, Paul Hasleman, 12 ans, vit simultanément dans deux mondes. Celui, prosaïque, d’un adolescent, avec l’école, la maison, les parents; et puis un autre, qui n’appartient qu’à lui, éminemment secret où la neige joue un rôle qu’on ne peut dévoiler sans falsifier, trahir le récit, ce qui serait, en quelque sorte, salir, noircir la neige… On ne peut parler à la place de la neige comme on ne peut descendre au fond d’un secret. Derrière un silence, il y a un autre silence, plus grand encore. Le charme de ce récit est qu’il ne croît pas, mais descend en lui même au fond de son énigme, il fuit le jour de l’analyse pour se réfugier dans un recoin de notre compréhension, se glisser dans l’angle mort de notre lecture. Conrad Aiken connaissait, lisait Freud qui, dit-on l’avait lu aussi – ils ne se sont jamais rencontrés, et même Erich Fromm dissuada Aiken le faire, craignant que cela n’atteigne son travail d’écriture et peut-être entame une part de folie nécessaire pour créer. Ce que Paul protège en voulant rester dans ce monde de neige est cette parcelle d’enfance qui nous donne accès au merveilleux et que tous les esprits orthonormés (parents, professeur, médecin) cherchent à briser pour le faire rentrer dans le rang. Paul est du côté des néphélibates, il n’aura jamais complètement les pieds sur terre, il préfèrera toujours la poésie des nuages, leur beauté fugace, la perfection aléatoire de leurs formes changeantes, leur blancheur nivéale* qui fait rêver à un monde sans impuretés. Et puis ce goût d’infini qu’ils recèlent. L’infini, disait Henri Michaux, à tout homme dit quelque chose de fondamental, parce qu’il en vient.
À l’heure où les prix Goncourt et Renaudot récompensent des romans historiques enterrant plus profondément que jamais sous la pelletée des histoires vraies la fiction pure, Conrad Aiken est une réserve d’eau fraîche à emporter dans le désert vers lequel on nous pousse.

* La neige – nuage cristallisé – n’est-elle pas l’hommage que le ciel rend à la terre?

Extrait (pp.13-16).

Neige silencieuse, neige secrète de Conrad Aiken, traduction de Joëlle Naïm, Éditions La Barque.

Illustrations: Photographie de Conrad Aiken / Éditions La Barque.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau